« Le
livre de
Guillaume Ancel est une ineptie »
Recueilli
pas Laurent Larcher, le 24/06/2018
Début
juillet 1994, les
Français ont instauré une zone humanitaire
sûre. / Charles Caratini/Sygma via
Getty Images
La
Croix : Que
répondez-vous aux témoignages livrés
par Guillaume
Ancel et par notre « aviateur »,
qui ont tous les deux participé à
l’opération Turquoise en 1994 et remettent en
cause la version officielle ?
Général
Jean-Claude Lafourcade : Le
livre de Guillaume Ancel
est une ineptie. Il ne s’appuie que sur ses propres
déclarations, non sur des
documents, des ordres, des preuves matérielles. Je suis en
désaccord complet
avec tout ce qu’il raconte. Et à la
différence de Guillaume Ancel, j’apporte
les preuves de ce que j’avance. Tous les ordres que
j’ai reçus, tous les ordres
que j’ai donnés, tout le volet
opérationnel de Turquoise, du 25 juin au
22 août 1994, ont été
déclassifiés par le ministre de la
défense. Parmi
ces documents, consultables au service historique des
armées, rien ne peut
étayer la thèse du livre ou de votre
« aviateur ».
N’a-t-il
jamais été question, de
près ou de loin, d’intervenir au profit du
gouvernement intérimaire avant de se
raviser à partir du 1er juillet ?
J.-C.
L. : Cette
lecture de Turquoise est fausse. Nous ne sommes pas engagés
en juin dans
l’optique de stopper le FPR (Front
patriotique rwandais, NDLR) et
de rétablir le gouvernement provisoire à Kigali
comme l’affirme Guillaume Ancel
et comme le valide l’historien Stéphane
Audoin-Rouzeau. Ce dernier ne m’a
jamais appelé et il ne s’est pas donné
la peine de consulter les ordres de
cette opération : ce qui
m’étonne de la part d’un historien
respectable.
Aucun ordre
n’a été donné pour
conduire une mission offensive en profondeur en vue de renverser le
rapport de
force en faveur du gouvernement provisoire. La bascule entre la mission
offensive et la mission humanitaire qui aurait eu lieu, sur ordre de
l’Élysée,
le 1er juillet, n’existe que dans
l’imagination de
l’ex-capitaine Ancel.
La 1re compagnie
du 2e régiment
étranger
d’infanterie (REI) n’a pas pris position dans la
forêt de Nyungwe, le
30 juin ?
J.-C.
L. : Ça,
c’est différent. Bien sûr
qu’elle a été
envoyée dans cette forêt, à ce
moment-là de la mission. Nyungwe était
à la
limite de la zone que nous étions chargés de
mettre en place pour la protection
des populations. Elle était menacée par une
pénétration du FPR. Je vous
rappelle que le FPR était dans une position offensive, et
qu’il affichait
clairement son hostilité vis-à-vis de notre
intervention, jusqu’à la création
de la ZHS (Zone humanitaire
sûre, NDLR).
Pour
nous, la principale menace venait de là. Donc oui, nous
avons constitué une
zone de protection dans la forêt de Nyungwe, non pour
attaquer le FPR mais pour
l’empêcher de s’infiltrer dans cette
zone. Il était hors de question pour nous
d’aller au-delà.
L’aviation
a-t-elle été engagée
le 1er juillet pour
appuyer vos
hommes à Nyungwe ?
J.-C.
L. : Pour
être plus précis, cet épisode
était
une action tactique du niveau du commandant de secteur pour assurer la
sécurité
de son dispositif. La mise en place de ce mode d’action sous
la forme d’un coup
d’arrêt a été
organisée à son initiative. Oui, elle
bénéficiait d’un appui
aérien tactique tout à fait normal.
Cette
action a dû être reportée sur ordre du
commandant de secteur pour des raisons
de situation locale que j’ignore. Elle
n’était qu’une action tactique parmi
d’autres qui entrait dans le cadre de la mission de Turquoise
et n’avait pas de
valeur stratégique. Il suffit là encore de
consulter le JMO (Journaux
des marches et opérations, NDLR) des
unités concernées.
A-t-il
pu se passer des
opérations militaires en amont de Turquoise, ou pendant, qui
vous auraient
échappé ?
J.-C.
L. : Impossible !
Tout était sous contrôle. Aucune
opération aérienne ou terrestre, même
des
Forces spéciales, n’échappait
à mon contrôle. C’est
méconnaître la réalité de
nos opérations extérieures que de penser le
contraire. Turquoise n’a jamais été
une opération offensive.
Pourtant,
à la date du
16 juin 1994, lorsque vous êtes convoqué
par le chef d’état-major des
armées, le général Lanxade, vous
constatez qu’il y a plusieurs options sur la
table : soit une opération de grande envergure,
soit strictement humanitaire.
J.-C.
L. : Il
est évident qu’avant de lancer une
opération, le rôle de l’armée
est de faire des hypothèses, des planifications
dans toutes les directions pour ne pas être prise au
dépourvu. Oui, début juin,
les militaires ont échafaudé des
hypothèses. Aller directement à Kigali pour
arrêter les massacres. Entrer au Rwanda
jusqu’à la frontière burundaise. Ou
s’installer à la frontière rwandaise,
côté Zaïre.
Elles
ont été soumises à
l’exécutif qui a tranché :
François Mitterrand et Édouard
Balladur ont décidé de ne pas se lancer dans une
offensive, ni de s’installer
au Rwanda mais plutôt de prendre position au Zaïre
pour aller, en toute
neutralité, le moins possible à
l’intérieur du Rwanda.
À
ce moment-là, la plus grande
menace, pour vous comme pour l’Élysée
et le Quai d’Orsay, n’est-ce pas le FPR ?
J.-C.
L. : Oui.
Le FPR a toujours été extrêmement
belliqueux contre nous. La France avait soutenu, dans le cadre des
accords de
coopération, le gouvernement légitime du Rwanda
contre les agressions et les
invasions du FPR depuis 1990. C’est pourquoi, le comportement
de nos soldats
pendant Turquoise a été exemplaire
vis-à-vis du FPR : ils ont respecté le
devoir de neutralité entre les belligérants.
Sur
le terrain, l’état d’esprit
général des soldats de Turquoise
n’était-il pas anti-FPR ?
J.-C.
L. : Mettez-vous
à la place de ces soldats,
surtout de ceux qui avaient travaillé en collaboration avec
leurs homologues
rwandais contre les agressions du FPR. On aurait pu croire que cela
allait
poser un problème : cela n’a pas
été le cas. Nous avons tout fait pour
éviter
de déclencher une guerre avec le FPR. C’est pour
ça que nous avons reçu la
consigne de pénétrer avec une grande prudence au
Rwanda.
Vous
avez évité le contact,
mais il y a eu des accrochages.
J.-C.
L. : Il
y en
a eu trois ou quatre. Surtout en bordure de la ZHS quand le FPR tentait
d’y
pénétrer. Il n’y a pas eu de mort, de
part et d’autre.
Y
a-t-il eu des accrochages avec
l’armée rwandaise, les FAR ?
J.-C.
L. : Non.
Nous les connaissions, nous les avions soutenus pendant des
années : ils
n’avaient aucun intérêt à
nous affronter. Les FAR étaient exsangues, ils
n’avaient plus de munitions. Ils nous en ont
réclamées. Nous avons refusé de
leur en livrer. Pas une cartouche ! Ni d’armes,
bien entendu.
Pourquoi
n’avez-vous pas
arrêté, dans la ZHS, des FAR, des miliciens et les
membres d’un gouvernement
que tout désignait comme responsable du génocide
des Tutsis et des Hutus modérés ?
J.-C.
L. : Entre
les civils, les miliciens, les politiques, les soldats… tout
le monde était
mélangé. Puis je vous rappeler que quand nous
sommes arrivés, le gouvernement
intérimaire était encore reconnu par la
communauté internationale. Les
États-Unis ne les ont considérés comme
responsable du génocide qu’à partir de
la mi-juillet : c’est-à-dire au moment
où ils sont déjà dans la ZHS.
Enfin,
la résolution de l’ONU ne nous donnait aucune
directive sur cette question.
Je n’avais pas le droit d’arrêter ce
gouvernement provisoire tant que l’on ne
m’en donnait pas l’ordre. Ce qui n’est
pas arrivé. Pourtant j’ai saisi l’ONU
sur ce sujet : nous n’avons eu aucune
réponse. La seule chose que nous avons
faite, c’est d’inciter les membres du GIR (Gouvernement
intérimaire
rwandais, NDLR) à quitter
la ZHS pour le Zaïre. Et nous avons
progressivement désarmé les FAR.
Mais
vous, quand vous
intervenez à partir du 25 juin, vous savez que le
GIR est génocidaire ?
J.-C.
L. : Non,
je
ne le sais pas. Ni la communauté internationale
puisqu’elle le reconnaissait
encore. Quand j’interviens, je sais qu’il y a un
génocide en cours, mais je ne
sais pas qui, du GIR, des unités des FAR et des miliciens,
le commet. Avant de
partir, on aurait peut-être dû nous
dire : « Attention,
c’est un
gouvernement
génocidaire ! » Mais
personne ne nous l’a
dit. Ni l’ONU, ni la communauté internationale.
Ni
l’Élysée, ni le Quai
d’Orsay, ni la défense, ni le renseignement
militaire, ni la DGSE ?
J.-C.
L. : Juridiquement,
c’était à l’ONU de nous le
dire. Je sais que Paris lui a demandé des consignes
à ce sujet. Mais l’ONU s’est tue. Et
concrètement, arrêter des politiques dans
une opération militaire, ce n’est pas le plus
simple. Le précédent yougoslave
nous l’avait appris : on
n’arrête pas comme ça,
n’importe qui, n’importe
comment, s’ils n’ont pas des armes à la
main, s’ils ne se battent pas.
Il
est difficile de croire que
personne en France ne vous a informé, pendant que vous
prépariez cette mission,
sur les responsables du génocide.
J.-C.
L. : C’était
à l’ONU de nous le dire puisque nous
agissions sous son mandat… et elle ne
nous en a rien dit !
Vous
reprochez au général
Dallaire, le commandant des casques bleus au Rwanda, de ne pas avoir
désobéi à
l’ONU pour arrêter les auteurs du
génocide en avril 1994. N’avez-vous pas
fait, à votre tour, ce que vous lui reprochez ?
J.-C.
L. : Encore
une fois, c’était alors très
compliqué de le faire : militairement,
politiquement, diplomatiquement et médiatiquement. Vous
savez, le GIR n’était
pas ma préoccupation numéro un, je ne savais
presque pas qu’il existait quand
je suis parti. Je
préférais sauver des Tutsis que de
m’occuper du GIR.
Ferme
avec le FPR et souple
avec le GIR ?
J.-C.
L. : Le
premier nous menaçait, le second non. Le premier
était déterminé et efficace,
le second en déroute et inoffensif. C’est facile
de nous le reprocher,
vingt-cinq ans après. Mais c’est faire
l’économie du terrain.
Quels
sont vos regrets ?
J.-C.
L. : Ne
pas
avoir eu les moyens d’intervenir plus rapidement
sur la colline de Bisesero,
lorsque nous avons été alertés sur le
sort de ces malheureux Tutsis. Nous
étions trop peu nombreux, au 27 juin,
pour prendre le risque de
nous déployer dans une zone où nous pouvions
être accrochés par le FPR.
Et
vos satisfactions ?
J.-C.
L. : D’avoir
sauvé des milliers de vies,
principalement
tutsies, en toute impartialité selon le mandat que nous
avait confié l’ONU. En
1994, la réussite de Turquoise avait
été saluée par tout le monde.