LE PROCES DE L’ABBE DENIS SEKAMANA

 

L’Abbé Denis SEKAMANA est prêtre du Diocèse de BUTARE. Il était Curé de la Paroisse de RUYENZI. Il est né le 6 Décembre 1943. Etant libre, il a comparu devant la juridiction Gacaca du Secteur de BUTARE Ville, District de HUYE, Province du SUD le 27 Février 2008. Alors qu’il avait été convoqué comme prévenu génocidaire, son assignation en est la preuve, la juridiction Gacaca, à la surprise de l’auditoire, lui dit qu’il comparait comme témoin. Son dossier étant immédiatement constitué ce même jour, il va par après, recomparaître aux dates du 5 Mars 2008, 12 Mars 2008 et 19 Mars 2008, comme prévenu. C’est à cette dernière date qu’il fut condamné à 15 ans de servitudes pénales.

 

LE DEROULEMENT DU PROCES

 

Comme le document de sa convocation peut en témoigner, l’Abbé SEKAMANA avait été assigné comme prévenu. Selon l’assignation, il était accusé des ossements découverts à l’intérieur de l’Institut Catéchétique Africain (ICA), devenu actuellement Institut Supérieur de Pédagogie et de Catéchèse (ISPC). En Avril 1994, il était Directeur de l’ICA. Alors qu’il était convoqué comme prévenu, c’est à la surprise de l’auditoire qu’il comparait, le 27 Février 2008, devant la juridiction Gacaca du Secteur BUTARE Ville, comme témoin.

 

En passant, il est à rappeler que l’Abbé Denis SEKAMANA fut emprisonné le 15 Septembre 1994, accusé de Génocide. Jugé par les tribunaux classiques, ces derniers, après bien de témoignages à décharge et de longues enquêtes, ayant constaté qu’il n’a commis aucun acte de Génocide, le libère, le 4 Septembre 1998, après 4 ans d’incarcération dans la prison de KARUBANDA. Il était accusé entre autres d’avoir participé à la barrière, appris à manier les armes à feu lors de la défense civile et les avoir portées durant le Génocide.

Rappelons aussi que le 20 Juin 2007, il fut convoqué par la juridiction Gacaca du Secteur BUTARE Ville. Mais cette dernière, ayant constaté q’il avait été jugé  par les tribunaux ordinaires, laisse tomber le dossier, parce qu’elle n’avait pas de faits nouveaux pour le charger.

 

Le 27 Février 2008, au début de l’audience, le Président du tribunal monsieur NDAHUMBA Jean Baptiste, commence par préciser que l’Abbé Denis SEKAMANA est encore convoqué parce qu’il y a eu des faits nouveaux : les ossements ont été trouvés dans l’ICA dont l’Abbé Denis SEKAMANA était Directeur en Avril 1994. Il lui demande alors de fournir le témoignage sur la mort de ces gens.

 

Ayant pris la parole, l’Abbé Denis SEKAMANA commence par s’étonner ! En effet, il demande au Président du siège pourquoi il doit répondre comme témoin alors qu’il a été convoqué comme prévenu, selon ce qui est écrit sur son assignation ! Il continue en suggérant une autre erreur à corriger sur son assignation : les ossements n’ont pas été trouvés à l’intérieur de l’ICA, mais à l’extérieur de la clôture de l’ICA.

Il dit, en effet, qu’après avoir été informé du problème, il a été voir l’Abbé Jean Damascène KAYOMBERERA, actuel directeur de l’ISPC (ancien ICA). Celui-ci est allé lui montrer là où l’on a découvert des ossements. L’Abbé Denis SEKAMANA a constaté que c’était à l’extérieur, tout près de l’ancienne clôture de cyprès qu’on était entrain de déraciner pour y construire une nouvelle en briques.

Ceci étant  dit, il précise qu’il ne pouvait pas contrôler ce qui se passait à l’extérieur de la clôture. Il ajoute qu’en partant pour l’exil avec les rescapés du Génocide qu’il avait caché à l’ICA, l’intérieur de l’ICA était sain et sauf, que personne n’avait été tué dans ses enceintes. Mais tout  en disant cela, il reconnaît qu’il est possible  que quelqu’un ait été tué et enterré à l’extérieur de l’ICA, parce qu’en 1994, lors du Génocide, on tuait des gents innocents partout et tout le pays presque, était devenu comme une tombe.

C’est pour cela qu’il se posait respectivement ces questions : Qui est cette victime ? Quand a-t-elle été tuée ? Qui l’a tuée ? Qui l’a enterrée ? Quelle est son implication ( implication de Denis) dans la mort de cette personne ?

Le Président du siège lui répliqua que la juridiction Gacaca se posait les mêmes questions et que c’est à lui d’y répondre. L’Abbé Denis SEKAMANA  dit qu’il n’est pas en mesure d’en fournir la réponse parce qu’il n’en sait rien. Sur ce, le Président conclut qu’un dossier pour lui va être constitué parce qu’il n’a fourni aucune réponse à toutes ces questions. Directement, une nouvelle assignation fut remplie et lui fut remise pour comparaître comme prévenu devant la même juridiction, le 5 Mars 2008.

 

Le 5 Mars 2008, l’Abbé Denis SEKAMANA se présente pour la troisième fois devant cette juridiction. Il y avait trois chefs d’accusation à l’endroit du prévenu :

1.         Un corps d’une personne inconnue dans l’enclos de l’ICA dont il était Directeur ;

2.         Apprendre le maniement des armes à feu pour la défense civile, exhorter les gens à apprendre le maniement des armes à feu et se promener avec un fusil Kalachnikov en main.

3.         Donner un mauvais exemple en participant à la barrière pendant le Génocide.

 

Le prévenu plaide non coupable pour toutes ces accusations. Il explique qu’en quittant l’ICA, le 3 Juillet 1994, personne n’avait été tué à l’ICA. Quant à l’extérieur de l’ICA, il n’était pas en mesure de le contrôler, qu’il ne sait donc pas ce qui s’y faisait. Son premier souci était de s’occuper de ce qu’il cachait dans les enceintes de l’ICA et de les protéger. Puis il dit qu’il n’a jamais appris à manier les armes à feu, qu’il ne les a jamais portées et qu’il n’a exhorté personne pour apprendre à s’en servir. Il invite celui qu’il l’aurait vu au moins le faire une fois pour l’accuser ouvertement, mais personne ne se présenta. Enfin, il donne des raisons qui l’ont amené à participer à la barrière : c’était tromper la vigilance des tueurs pour sa sécurité personnelle et pour protéger des gens qu’il cachait à l’ICA. Mais il n’a jamais eu l’intention de collaborer avec les tueurs.

 

Divers témoignages furent donnés en sa faveur. L’Abbé Jean Damascène KAYOMBERERA, actuel responsable de l’ISPC, ancien ICA, précise que la tête de la victime a été exhumée là où se trouvait la clôture de cyprès et que toutes les autres parties du corps se trouvaient à l’extérieur de la clôture, dans la route même qui passe près de l’ICA.

 

D’autres témoins, sept au total, précisent que personne n’a été tué à l’intérieur de l’ICA, qu’ils n’ont connu ni vu personne être enterré à l’extérieur de l’ICA lors du Génocide, qu’ils n’ont jamais vu ou appris que l’ Abbé Denis SEKAMANA a appris le remaniement des armes à feu, qu’ils ne l’ont jamais vu se promener avec un fusil quelconque en main et enfin qu’il a participé à la barrière pour tromper la vigilance en vue de protéger les gens qu’il cachait à l’ICA.

 

Les juges ont continué à lui poser les mêmes questions auxquelles il répondait la même chose que nous avons vu plus haut. A la fin, les juges prennent la conclusion de rendre le verdict le 12 Mars 2008.

 

Le 12 Mars 2008, on s’attendait à la prononciation de la sentence, mais au lieu de cela, l’Abbé Denis SEKAMANA recomparaît comme prévenu, alors que le 5 Mars 2008, la juridiction avait déclaré que le procès était clôturé. Deux autres chefs d’accusation à l’endroit du prévenu :

1.         Une personne tuée sur la barrière où participait l’Abbé Denis

2.         Distribution des vivres aux Interahamwe (des tueurs) pour qu’ils puissent continuer leur sale besogne.

 

L’Abbé Denis précisa que cette personne a été amenée par les militaires et ce sont eux qui l’ont tuée tout près de la barrière à laquelle il se trouvait. Qu’il n’a eu donc aucune collaboration avec ces criminels. Il ajouta que tout cela, il en avait bien donné un témoignage lors de la collecte des informations, qui préparait les procès des juridictions Gacaca.

 

Quant à la distribution des vivres, là aussi l’Abbé Denis s’expliqua. Les vivres ont été donnés par la CARITAS. Il a reçu de l’Evêque de son Diocèse la permission de les distribuer. Il n’y a jamais eu de distinction dans leur distribution. En effet, les Tutsi cachés dans différents coins de BUYE en étaient aussi bénéficiaires.

 

Dans cette audience, l’Abbé Denis a rejeté ce que le secrétaire de la juridiction avait écrit pour le témoin en faveur de Denis. Il demanda au Président de convoquer encore ce témoin pour mettre une précision dans ce qu’il a dit. Sa requête étant acceptée, la juridiction décida de convoquer le témoin et de continuer le procès le 19 Mars 2008. Soulignons  que cette faute du Secrétaire a été due au fait qu’à la fin des audiences, il ne lisait pas à l’assemblée ce qui a été dit pour être corrigé ou confirmé. Et cela est contraire à l’article 65 alinéa 5, 5g de la loi organique no 16/2004 du 19/06/2004 portant organisation, compétence et fonctionnement des juridictions Gacaca.

 

En date du 19 Mars 2008, le témoin que la juridiction devait convoquer ne s’est pas présenté. En effet, la dite juridiction ne l’a pas convoqué. Elle seule connaît les raisons. Malgré cela, l’Abbé Denis recomparaît. Il s’agissait toujours de répondre aux mêmes questions avec une qui était nouvelle : la mort du veilleur Laurent tué dans les enceintes de l’ICA.  Cette nouvelle accusation venait de Madame Agnès BYUKUSENGE que l’Abbé Denis avait cachée dans l’ICA. Celle-ci n’était pas présente à l’audience. Elle a donné son témoignage par écrit et le secrétaire du siège l’a lu à l’assemblée. Selon Madame BYUKUSENGE, l’abbé Denis était de connivence avec les tueurs qui attaquaient régulièrement l’ICA, et donc sa complicité dans la mort de Laurent est indubitable.

 

Sommé de s’expliquer sur la mort de Laurent, l’Abbé Denis a rejeté l’accusation de Madame BYUKUSENGE. Il a dit que l’ICA a été attaqué une seule fois et non régulièrement. Cette attaque a été faite par les militaires et les Interahamwe, le 30 Avril 1994. C’est lors de cette attaque qu’ils ont pris Laurent et l’ont amené pour le mettre à mort. L’Abbé Denis précisa qu’il n’était pas là quand cette attaque a commencé. Aussitôt prévenu, il est venu et a trouvé Laurent déjà chargé dans la camionnette de ces militaires. Il a imploré les militaires pour qu’ils puissent le relâcher mais ils ont refusé. Ils l’ont transporté et l’ont tué. Ainsi, il n’a eu aucune responsabilité dans la mort de Laurent. Le témoignage de Madame BYUKUSENGE est donc faux et les autres personnes qui se cachaient à l’ICA avec elle peuvent le contredire. Voilà pourquoi il demanda à la juridiction de convoquer Mme BYUKUSENGE pour qu’elle soit là pour l’accuser ouvertement et qu’on puisse confronter son témoignage avec celui des autres qui se cachaient avec elle à l’ICA.

 

A la question du siège  qui demandait à l’Abbé Denis pourquoi il n’avait pas parlé de la mort de Laurent dans les audiences précédentes de son procès, il précisa qu’il a livré lui-même cette information lors de la phase de collecte des informations. Si cela ne se trouvait pas dans son dossier, la faute revient à l’administration de la Cellule de BUTARE et non à lui.

 

Aux autres accusations qui étaient toujours les mêmes que dans les audiences précédentes et que le siège ne cessait de répéter, l’Abbé Denis continua à les rejeter en s’expliquant comme il l’avait fait auparavant.

 

Durant tout le procès de l’Abbé Denis SEKAMANA, il n’y avait pas de partie civile (personne n’était à la barre pour l’accuser, sauf les écrits dont on ne pouvait pas connaître la véritable provenance). Cela est contraire à l’article 65 aliéna 3 ;5f ;5h de la loi organique no 16/2004 du 19 Juin 2004 portant organisation, compétence et fonctionnement des juridictions Gacaca.

 

L’Abbé Denis SEKAMANA, lors du Génocide de 1994, au péril de sa vie, a caché plusieurs personnes dont NDAYISABA Fidèle (actuel Gouverneur de la Province du Sud), IYAMUREMYE Augustin ( aujourd’hui Sénateur au sein du Sénat), MURERA Augustin, MAJANGWE Déo, NDAYAMBAJE Innocent (Le grand-frère de NDAYISABA Fidèle), Mme BYUKUSENGE Agnès et son neveu, et NSABIMANA Emmanuel. Il a secouru et aidé plusieurs religieux et religieuses et bien d’autres personnes qui étaient tous menacés par les génocidaires.

 

Malgré tous ces bienfaits à l’égard des personnes menacées lors du Génocide et les témoignages à décharge de plusieurs témoins oculaires dont les rescapés du Génocide, le 19 Mars 2008, la juridiction Gacaca du Secteur BUTARE Ville, condamna l’Abbé Denis SEKAMANA à 15 ans de servitudes pénales, en plus de la perte de tous les droits civils et politiques.  La juridiction l’a fait en se basant sur les articles 51 alinéa4 ; article 73 de la loi organique no 16/2004 du 19 Juin 2004 portant organisation, compétence et fonctionnement des juridictions Gacaca. Il fut condamné pour :

1.    Complicité dans la mort des trois personnes à savoir : celle dont les ossements ont été trouvés à l’extérieur de la clôture de l’ICA ; celle qui a été amenée et tuée par les militaires tout près de la barrière à laquelle participait l’Abbé Denis ; et le veilleur Laurent tiré dans les enceintes de l’ICA et amené par les militaires pour le tuer.

2.    Distribution des vivres aux Interahamwe pour continuer leur sale besogne

3.    Cacher la vérité sur les tueries à BUYE lors du Génocide, alors qu’il le savait

4.    Fournir de faux témoignages

5.    Donner un mauvais exemple par sa participation à la barrière

6.    Exagérer ses bienfaits lors du Génocide.

 

Signalons, en passant, qu’en accusant l’Abbé Denis de la mort de Laurent, la juridiction Gacaca a contredit le Service National des Juridictions Gacaca qui dit : «  Les personnes poursuivies pour les infractions commises à l’égard de ceux qu’ils avaient cachés pendant le Génocide, ne peuvent pas être accusées pour des infractions de ne les avoir pas pu protéger contre les attaques dont ils étaient objet, à moins qu’il y ait des preuves de leur responsabilité ».( cfr lettre no 1810/MA/MA/2007 du 30 Octobre 2007, de la Secrétaire Exécutive du Service National des Juridictions Gacaca).

 

La juridiction a aussi condamné l’Abbé Denis à base d’un témoignage modifié et faussé par le secrétaire du siège, alors que le prévenu l’avait signalé et demandé de l’examiner. Ce que la Juridiction a sciemment omis de faire alors qu’elle l’avait promis.

 

Rappelons encore que l’Abbé Denis avait été emprisonné le 16 Septembre 1994, accusé de Génocide. Il fut jugé par les tribunaux ordinaires ( classiques) dans le procès No RMP 49592/S6 RP 26/1/98 et ce, sur :

·        Actes de génocide

·        Port d’armes à feu pendant le génocide

·        Participation à la barrière.

 

Le tribunal classique a rendu le verdict, le 4 Septembre 1998. L’Abbé Denis SEKAMANA fut acquitté du crime de génocide et du port d’arme à feu, mais fut condamné à 4 ans de prison ferme pour participation à la barrière. Il fut libéré immédiatement après le verdict, parce qu’il venait de passer déjà ces 4 ans en prison.

 

Sur cette participation à la barrière pendant le génocide, la loi organique no 08/96 du 30 Août 1996 portant sur les procès du génocide, disait que c’était un crime punissable, même si vous n’avait rien fait de mal à cette barrière. Mais la loi organique actuelle portant organisation, compétence et fonctionnement des juridictions Gacaca, stipule que participer à la barrière pendant le Génocide n’est pas en soi un crime. Le crime, c’est l’acte de Génocide que tu y as fait, et c’est cet acte là qui est punissable. En effet, il y a des gens qui participaient à la barrière «  pour tromper la vigilance » en vue de sauver des vies humaines. Et c’est cela qui transparaît dans le cas de l’Abbé Denis.

 

Ici aussi, remarquons que dans ce qui constitue les motifs de condamnation de l’Abbé Denis, le 19 Mars 2008, figure encore « la participation à la barrière », alors que les tribunaux classiques avaient tranché sur cet acte. En y revenant, la Juridiction Gacaca a violé l’article 20 alinéa 1 ; alinéa 4 de la loi organique No 10/2007 du 01/03/2007  portant organisation, compétence et fonctionnement des juridictions Gacaca.

 

En considérant toutes ces violations de la loi, on ne peut s’empêcher de dire que l’Abbé Denis n’a pas bénéficié d’un procès équitable.

A l’issue du verdict, l’Abbé Denis SEKAMANA a interjeté l’appel.