La
résistance non-violente:
Extraits
de "Combats pour la liberté" (1958)
Lu pour nous par Antoine
Kanobana
Les opprimés réagissent de
trois façons différentes à l'oppression. La première est l'acceptation ; ils se
résignent à leur sort. Tacitement, ils s'adaptent à leur situation, et par là-même, finissent par y être conditionnés. Tout mouvement
de libération a connu le cas de ces opprimés qui préfèrent le rester. Il y a
presque 2 800 ans que Moïse décida un jour d'arracher les enfants d'Israël à
l'esclavage de l'Egypte, pour les conduire à la liberté de la Terre Promise. Il
ne tarda pas à constater que les esclaves ne sont pas toujours reconnaissants
envers ceux qui les délivrent. Ils se sont accoutumés à leur esclavage. Comme
le dit Shakespeare, ils préfèrent supporter les maux qu'ils connaissent que de
fuir vers d'autres qu'ils ne connaissent pas. Ils préfèrent les tourments de
l'Egypte aux épreuves de l'émancipation.
Il est un sentiment étrange
que l'on pourrait appeler la libération par la lassitude. Certaines personnes sont
tellement usées par le joug de l'oppression, qu'elles cessent complètement de
regimber. Il y a quelques années, dans le bidonville d'Atlanta, un guitariste
noir chantait, presque tous les jours, une chanson qui disait : "Je suis
las depuis si longtemps que je sens plus ma fatigue." C'est dans cette
fausse liberté, dans cette résignation que sombre si souvent la vie de
l'opprimé.
Mais ce n'est pas la
solution. Accepter passivement un système injuste, c'est en fait collaborer avec ce système. L'opprimé devient par là aussi
pêcheur que l'oppresseur. Ne pas collaborer au mal est une obligation morale,
au même titre que collaborer au bien. L'opprimé ne doit jamais laisser en repos
la conscience de l'oppresseur. La religion rappelle à tout homme qu'il est "le
gardien de son frère". Accepter passivement l'injustice - la ségrégation -
revient à dire à l'oppresseur que ses actes sont moralement bons. C'est une
façon d'endormir sa conscience. Dès cet instant, l'opprimé cesse d'être le
gardien de son frère. L'acceptation, si elle est souvent la solution de
facilité, n'est pas une solution morale : c'est la solution des lâches. Le Noir
ne se fera jamais respecter par son oppresseur en se soumettant ; il ne fera
qu'augmenter son arrogance et son mépris, car on y voit toujours une preuve de
l'infériorité du Noir. Le Noir n'obtiendra pas le respect des Blancs du Sud, ni
celui de tous les peuples du monde, s'il accepte d'échanger l'avenir de ses
enfants contre un peu de tranquillité personnelle dans l'immédiat.
La seconde attitude consiste
à réagir par la violence physique et la haine. Souvent, la violence obtient des
résultats éphémères. De nombreuses nations ont conquis leur indépendance sur
les champs de bataille. Mais malgré ces victoires, la violence n'apporte jamais
de paix durable. Elle ne résout aucun problème social ; elle en crée simplement
de nouveaux, qui sont plus complexes que ceux d'avant.
Pour ce qui est de la justice
raciale, la violence est aussi inefficace qu'immorale. Elle est inefficace
parce qu'elle engendre un cycle infernal conduisant à l'anéantissement général.
Si l'on s'en tenait à la vieille loi du talion, le monde serait peuplé
d'aveugles. Elle est immorale parce qu'elle veut humilier l'adversaire et non
le convaincre ; elle veut annihiler, et non pas convertir. La violence est
immorale parce qu'elle repose sur la haine et non sur l'amour. Elle détruit la
communion et rend impossible la fraternité humaine. Elle contraint la société
au monologue, là où devrait régner le dialogue. En fin de compte, la violence
se détruit elle-même. Elle crée le ressentiment chez les survivants et la
brutalité chez les vainqueurs. Du fond des âges une voix nous dit comme à
Pierre : "Remets ton épée au fourreau." L'histoire est jonchée des
ruines des empires qui ont méprisé ce commandement.
Si dans leur combat de
libération, le Noir américain et les autres victimes de l'oppression succombent
à la tentation de la violence, les générations futures hériteront d'un monde
sinistre et sombre, où le chaos régnera à tout jamais. Non, la violence n'est
pas une solution.
La troisième voie ouverte aux
peuples opprimés est celle de la résistance non-violente. Comme la
"synthèse" dans la philosophie hégélienne, le principe de la
résistance non-violente tente de concilier ce qu'il y a de vrai dans les deux
autres - acceptation et violence - tout en évitant les extrêmes et l'immoralité
de l'une comme de l'autre. Le résistant non-violent reconnaît, comme ceux qui
se résignent, qu'il ne faut pas attaquer physiquement l'adversaire ; inversement,
il reconnaît, avec les violents, qu'il faut résister au mal. Il s'abstient à la
fois de la non-résistance du premier et de la violence du second. Grâce à la
résistance non-violente, les individus, les groupes n'ont plus besoin de se
résigner au mal, ni de recourir à la violence.
Pour moi, telle est la
méthode que doivent adopter les Noirs d'Amérique aujourd'hui. Par la résistance
non-violente, ils pourront se montrer assez nobles pour combattre un système
injuste, tout en aimant ceux qui le perpétuent. Le Noir doit travailler
passionnément et sans relâche à la conquête de sa dignité de citoyen à part
entière, mais il ne doit pas, pour cela, user de méthodes viles. Il ne doit
jamais accepter de compromis avec le mensonge, la haine ou la destruction.
C'est la résistance
non-violente qui permettra au Noir de rester dans le Sud et d'y combattre pour
faire respecter ses droits. La solution n'est pas dans la fuite : il ne saurait
écouter les suggestions de ceux qui le pressent d'émigrer en masse vers d'autres
régions. En saisissant la grande chance qui s'offre à lui dans le Sud, il peut
apporter une contribution durable à la force morale de la nation et donner aux
générations futures un sublime exemple de courage. [...]
La résistance non-violente
n'est pas destinée aux peureux ; c'est une véritable résistance ! Quiconque y
aurait recours par lâcheté ou par manque d'armes véritables, ne serait pas un
vrai non-violent. C'est pourquoi Gandhi a si souvent répété que, si l'on
n'avait le choix qu'entre la lâcheté et la violence, mieux valait choisir la
violence. Mais il savait bien qu'il existe toujours une troisième voie :
personne - qu'il s'agisse d'individus ou de groupes - n'est jamais acculé à
cette seule alternative : se résigner à subir le mal ou rétablir la justice par
la violence ; il reste la voie de la résistance non-violente. En fin de compte,
c'est d'ailleurs le choix des forts, car elle ne consiste pas à rester dans un
immobilisme passif. L'expression "résistance passive" peut faire
croire - à tort - à une attitude de "laisser faire" qui revient à
subir le mal en silence. Rien n'est plus contraire à la réalité. En effet, si
le non-violent est passif, en ce sens qu'il n'agresse pas physiquement
l'adversaire, il reste sans cesse actif de coeur et d'esprit et cherche à le
convaincre de son erreur. C'est effectivement une tactique où l'on demeure
passif sur le plan physique, mais vigoureusement actif sur le plan spirituel.
Ce n'est pas une non-résistance passive au mal, mais bien une résistance active
et non-violente.
En second lieu, la
non-violence ne cherche pas à vaincre ni à humilier l'adversaire, mais à
conquérir sa compréhension et son amitié. Le résistant non-violent est souvent
forcé de s'exprimer par le refus de coopérer ou les boycotts, mais il sait que
ce ne sont pas là des objectifs en soi. Ce sont simplement des moyens pour
susciter chez l'adversaire un sentiment de honte. Il veut la rédemption et la
réconciliation. La non-violence veut engendrer une communauté de frères, alors
que la violence n'engendre que haine et amertume.
Troisièmement, c'est une
méthode qui s'attaque aux forces du mal, et non aux personnes qui se trouvent
être les instruments du mal. Car c'est le mal lui-même que le non-violent
cherche à vaincre, et non les hommes qui en sont atteints. Quand il combat
l'injustice raciale, le non-violent est assez lucide pour voir que le problème
ne vient pas des races elles-mêmes. Comme j'aime à le rappeler aux habitants de
Montgomery : "Le drame de notre ville ne vient pas des tensions entre Noirs
et Blancs. Il a ses racines dans ce qui oppose la justice à l'injustice, les
forces de lumière aux forces des ténèbres. Et si notre combat se termine par
une victoire, ce ne sera pas seulement la victoire de cinquante mille Noirs,
mais celle de la justice et des forces de lumière. Nous avons entrepris de
vaincre l'injustice et non les Blancs qui la perpétuent peut-être.
Quatrième point : la
résistance non-violente implique la volonté de savoir accepter la souffrance
sans esprit de représailles, de savoir recevoir les coups sans les rendre.
Gandhi disait aux siens : Peut-être faudra-t-il que soient versés des fleuves
de sang, avant que nous ayions conquis notre liberté,
mais il faut que ce soit notre sang." Le non-violent doit être prêt à
subir la violence, si nécessaire, mais ne doit jamais la faire subir aux
autres. Il ne cherchera pas à éviter la prison et, s'il le faut, il y entrera
"comme un fiancé dans la chambre nuptiale".
Ici, certains demanderont :
"Pourquoi encourager les hommes à souffrir ? Pourquoi faire du vieux
précepte de "tendre l'autre joue" une politique générale ? Pour
répondre à ces questions, il faut comprendre que la souffrance imméritée a
valeur de rédemption. Le non-violent sait que la souffrance est un puissant
facteur de transformation et d'amélioration. "Les choses indispensables à
un peuple ne sont pas assurées par la seule raison, mais il faut qu'il les
achète au prix de sa souffrance", disait Gandhi. Il ajoute : "Mieux
que la loi de la jungle, la souffrance a le pouvoir de convertir l'adversaire
et d'ouvrir son esprit qui sinon reste sourd à la voix de la raison."
Cinquièmement, la
non-violence refuse non seulement la violence extérieure, physique, mais aussi
la violence intérieure. Le résistant non-violent est un homme qui s'interdit
non seulement de frapper son adversaire, mais même de le haïr. Au centre de la
doctrine de la non-violence, il y a le principe d'amour. Le non-violent affirme
que, dans la lutte pour la dignité humaine, l'opprimé n'est pas obligatoirement
amené à succomber à la tentation de la colère ou de la haine. Répondre à la
haine par la haine, ce serait augmenter la somme de mal qui existe déjà sur
terre. Quelque part, dans l'histoire du monde, il faut que quelqu'un ait assez
de bon-sens et courage moral pour briser le cercle
infernal de la haine. La seule façon d'y parvenir est de fonder notre existence
sur l'amour. (...)
Enfin, la résistance
non-violente se fonde sur la conviction que la loi qui régit l'univers est une
loi de justice. En conséquence, celui qui croit en la non-violence a une foi
profonde en l'avenir, qui lui donne une raison supplémentaire d'accepter de
souffrir sans esprit de représailles. Il sait en effet que, dans sa lutte pour
la justice, il est en accord avec le cosmos universel. Il est vrai que certains
partisans sincères de la non-violence ont de la peine à croire en un Dieu
personnel. Mais ils croient à l'existence de quelque force créatrice agissant
dans le sens d'un Tout universel. Que nous croyions à un processus inconscient,
à un Brahmane impersonnel ou à un Dieu vivant, à la puissance absolue et à
l'amour infini, peu importe : il existe dans notre univers une force créatrice
qui oeuvre en vue de rétablir en un tout harmonieux les multiples
contradictions de la réalité.