Un livre de Pierre Péan : Guerres secrètes des grandes puissances en Afrique.

ENQUÊTE - A qui profite le carnage ? - Pierre Péan

Pierre Pean

Marianne, no. 707 - Magazine,samedi,6 novembre 2010, p. 70 

JEAN-DOMINIQUE MERCHET
Dans " Carnages,guerres secrètes en Afrique", dont nous publions en exclusivité des extraits, Pierre Péan révèle les guerres secrètes que se livrent les puissances occidentales à l'ombre des massacres, dans la région des Grands Lacs. Une cynique partie d'échecs d'où les Etats-Unis, aidés de la Grande-Bretagne et d'Israël, évincent peu à peu la France.

 Peut-on cacher un génocide ? La question semble à peine croyable, et c'est pourtant celle qui se trouve au coeur du nouvel ouvrage de Pierre Péan, Carnages*. Sur près de 600 pages, le journaliste français revient, avec de nombreuses révélations, sur les " guerres secrètes " en Afrique, en particulier dans la région des Grands Lacs.

La thèse qu'il défend - et qui ne manquera pas de provoquer de vives polémiques - est qu'à la suite du premier génocide au Rwanda, en 1994, un second a été commis, en 1996-1997, par les victimes de la veille - les Tutsis - à l'encontre des Hutus réfugiés en République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre). Et que ces massacres, qui ont causé la mort de millions de personnes, se sont déroulés avec la bienveillance des Etats-Unis, quand ce n'est pas leur participation directe, comme le montrent les extraits que nous publions.

Une " question irrésolue "
Depuis 1994, la France est régulièrement accusée de complicité dans le génocide du Rwanda. Pierre Péan avait consacré en 2005 un premier livre - Noires fureurs, blancs menteurs (Fayard) - à la réfutation de cette thèse. Il renverse aujourd'hui carrément la table en accusant les procureurs d'être complices de massacres à grande échelle ! L'actualité sert sa thèse. Publié en août 2010, un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme évoque pour la première fois de manière officielle, même si c'est avec les prudences diplomatiques d'usage, la possibilité qu'un second génocide ait bien été commis par les troupes du président rwandais Paul Kagamé et de ses alliés : " La question de savoir si les nombreux graves actes de violence commis à l'encontre des Hutus (réfugiés et autres) constituent des crimes de génocide demeure irrésolue jusqu'à présent. " En clair : on ne peut plus l'exclure ! Ce rapport a suscité la colère du Rwanda autant que la gêne chez ses alliés américains. Les soutiens français de Kigali - qui ne veulent connaître que les supposés crimes de l'armée française et les turpitudes de la politique de François Mitterrand - sont consternés.

 Fidèle Israël
Pierre Péan, lui, jubile. Et cogne encore plus fort, au risque de prendre quelques mauvais coups. L'homme ne fait pas dans la dentelle. On lui doit des enquêtes journalistiques qui ont fait date : celle sur le passé vichyste de Mitterrand (Une jeunesse française, Fayard, 1994), sur le journal le Monde (la Face cachée du Monde, avec notre collaborateur Philippe Cohen, Mille et Une Nuits, 2003) ou plus récemment sur Bernard Kouchner (le Monde selon K, Fayard, 2009). Mais la grande passion de ce journaliste, né en 1938, est l'Afrique, un continent qu'il arpente depuis 1962. Carnages est une somme, celle de " Pierre l'Africain ", comme disent ses amis. Il y raconte le jeu des grandes puissances, Etats-Unis en tête, sur ce continent depuis la Seconde Guerre mondiale. Son propos est centré sur la région des Grands Lacs : Rwanda, Ouganda, Soudan, RDC... Une région regorgeant de minerais et de querelles ethniques, d'ambitions politiques et de massacres à grande échelle. Des millions de civils - personne ne connaît le chiffre exact - y sont morts en une quinzaine d'années. Ce qui révolte Pierre Péan, ce sont " les militants qui trient entre les bons et méchants morts, en usant du tamis de la repentance ", comme si les " maux d'Afrique ne s'expliquaient que par un seul mot : la France ". Cette France qui a été mise hors jeu par les Américains, à deux reprises, lorsque Jacques Chirac voulut déclencher une opération militaro-humanitaire pour venir en aide aux réfugiés (lire pages suivantes).

Pierre Péan révèle par exemple comment les hommes de la DGSE infiltrés au Congo durent être rapatriés illico, sans doute à la demande de Bill Clinton. La parution de Noires fureurs, blancs menteurs avait valu de sérieux ennuis à son auteur, tant il remettait en cause le consensus " droits-de-l'hommiste " au sujet du Rwanda. Homme de gauche, " j'étais devenu pour une fraction de l'élite française raciste, révisionniste, négationniste et antisémite ", confie-t-il. Des procès lui furent intentés, en France et en Belgique. SOS Racisme l'accusa d'" incitation à la haine raciale ", son président, Dominique Sopo, expliquant qu'" évoquer le sang des Hutus, c'est salir le sang des Tutsis ". Débouté en appel en novembre 2009, SOS Racisme s'est pourvu en cassation.

Auprès de ses ennemis, le nouveau livre de Péan ne va pas arranger son cas. Non seulement il s'en prend au " trucage des chiffres des victimes " par le régime rwandais, mais il décrit en détail le rôle peu connu de l'Etat d'Israël dans cette région. L'Etat hébreu, fidèle allié de Kagamé - une alliance qui va au-delà des intérêts stratégiques bien réels des parties en présence et repose sur la vision d'une concordance symbolique entre la Shoah et le génocide de 1994. Critiquer le Rwanda reviendrait en quelque sorte à s'en prendre à la Shoah...

 " J'en vins à me demander s'il n'y avait pas un lien entre les attaques dont j'étais l'objet de la part de l'Union des étudiants juifs de France, de l'Union des patrons et des professionnels juifs de France et d'intellectuels comme Elie Wiesel, et l'intérêt géopolitique porté par Israël au Rwanda ", s'interroge Péan.

 L'enquêteur ajoute aujourd'hui une nouvelle pièce au dossier, en abordant la question du Soudan. Il établit un lien entre la volonté de l'Etat d'Israël d'affaiblir - en le divisant - le plus grand pays d'Afrique et les campagnes humanitaires, en France comme aux Etats-Unis, sur les massacres au Darfour. Voilà qui ne va certainement pas apaiser le débat... Mieux vaut donc juger sur pièces.

     Carnages, guerres secrètes en Afrique, de Pierre Péan, Fayard. En librairies le 10 novembre.