Chefs
d’Etat, diplomates, hommes d’affaires, le
Who’s who des écoutes britanniques en
Afrique
Plongée
inédite sur le détail d’interventions
visant vingt pays africains, réalisées
par les services secrets britanniques entre 2009 et 2010.
Par Joan
Tilouine et Simon
Piel
LE
MONDE Le 08.12.2016
C’est
un panorama rare sur la réalité de
l’espionnage
satellitaire moderne. Loin d’une vision technique et
abstraite, il donne à voir non
seulement le visage des victimes des interceptions, mais aussi
l’étendue de
cette surveillance, à l’échelle
d’un continent, l’Afrique. Les nouveaux
documents extraits par Le Monde,
en collaboration avec le site The Intercept, des
archives de
l’ex-consultant de l’Agence nationale de
sécurité (NSA) américaine Edward
Snowden confiées à Glenn Greenwald et Laura
Poitras, offrent, en effet, une
plongée inédite sur le détail
d’une collecte visant vingt pays africains,
réalisée par les antennes des services secrets
britanniques (GCHQ) entre 2009
et 2010.
Version
anglaise : British
spying : tentacles reach across Africa’s heads of states and
business leaders
Les dizaines
de relevés d’interceptions que Le Monde
a pu consulter
correspondent à un moment particulier du travail des techniciens
du GCHQ. Ces rapports font état du succès avec
lequel ils
sont parvenus à détourner des flux de
communications satellitaires et concluent qu’ils peuvent,
désormais, passer à la
collecte systématique.
L’identité
des cibles figure dans les listes de centaines
d’interceptions du GCHQ :
des chefs d’Etat, des premiers ministres en poste ou ayant
quitté le pouvoir, des
diplomates, des chefs militaires et du renseignement, des membres de
l’opposition et les principaux acteurs de la vie
économique et financière de
vingt pays africains. C’est la souveraineté politique,
économique et stratégique de ces territoires
souvent gouvernés par des
dirigeants alliés de la Grande-Bretagne qui est ainsi
violée.
Lire aussi :
La
RDC, étroitement scrutée par les espions
britanniques et américains
Les chefs
d’Etat et premiers ministres
Au premier
rang des cibles du GCHQ figurent les chefs d’Etat et les
premiers ministres.
Principal partenaire économique du Kenya, la
Grande-Bretagne et ses services secrets
interceptent les échanges du président Mwai
Kibaki et de ses conseillers les
plus stratégiques, mais aussi ceux du premier ministre Raila
Odinga en
mars 2009. Il en va ainsi de l’Angola, premier
producteur de pétrole
d’Afrique, dirigé depuis 1979 par le
président José
Eduardo dos Santos. Toujours selon ces rapports
d’interception, en 2009,
le palais présidentiel de Luanda a été
visé. Cette année-là,
l’Angola est
frappée par la baisse brutale des cours des matières
premières et la
secrétaire d’Etat américaine,
Hillary
Clinton, se rend
à Luanda pour renforcer la coopération
stratégique. La Grande-Bretagne partage alors leurs
informations pour assurer leur
mainmise sur la région.
A
924 km plus au nord, de l’autre
côté d’une frontière qui fut
traversée par
des troupes angolaises venues soutenir Laurent
Désiré Kabila durant la seconde guerre du Congo
(1998-2003), Kinshasa est
également étroitement surveillée.
Depuis l’assassinat de son père en
janvier 2001, le fils, Joseph Kabila, a pris les
rênes de ce géant
d’Afrique et semble intriguer les espions
britanniques qui visent toutes ses
télécommunications ainsi que celles de ses
proches conseillers politiques, diplomatiques et militaires.
En Afrique de l’Ouest, le GCHQ a opéré
des interceptions massives au Nigeria.
Dans son
ancienne colonie, membre du Commonwealth, les espions britanniques
suivent en
temps réel les télécommunications du
président Umaru Yar’Adua, de son aide
de camp et de ses proches conseillers, comme son
secrétaire principal et son conseiller
spécial.
Ils visent également le vice-président de ce
pays, le plus peuplé du continent
et première puissance économique
régionale. Le chef d’Etat nigérian
étant
malade – il décède le 5 mai
2010 –, son successeur Goodluck Jonathan
figure aussi parmi les lignes téléphoniques
à intercepter.
Le
dispositif est le même au Ghana, où
le président John Kufuor et ses collaborateurs
sont écoutés, mais aussi en Sierra
Leone
dirigé par Ernest Koroma, dont le
numéro de mobile est intercepté. Plus au nord, en
Guinée-Conakry, les
Britanniques surveillent les échanges
téléphoniques et
électroniques de Kabiné Komara, premier ministre
de la junte dirigée par le
président putschiste Moussa Dadis Camara, dont les proches
conseillers sont
aussi mentionnés dans les bases de données
consultées par Le Monde. Au Togo, les
télécommunications du chef d’Etat,
Faure Gnassingbé, sont aussi
interceptées.
Les anciens
présidents et premiers ministres
Dans les
relevés d’interceptions datées de 2009
consultés par Le Monde
apparaissent également plusieurs anciens chefs
d’Etat et de gouvernement que
les Britanniques et leurs alliés semblent toujours suivre de
près. Y
figurent l’ancien chef d’Etat nigérian,
Olusegun Obasanjo (1999-2007), et son
homologue de Sierra Leone, Ahmed Tejan Kabbah (1998-2007). Dans ce
dernier pays
d’Afrique de l’Ouest ravagé par une
décennie de guerre civile, un homme est
particulièrement
ciblé : l’ancien président et
chef de guerre Charles Taylor, de même que
ses principaux lieutenants. Taylor a été
jugé, en avril 2012, pour « crimes
de guerre » et « crimes
contre l’humanité »
par la
Cour spéciale pour la Sierra Leone et condamné
à cinquante ans de prison.
A Conakry,
Cellou Dalein Diallo et Lansana Kouyaté, anciens premiers
ministres du
dictateur Lansana Conté, aujourd’hui chefs de file
de l’opposition, sont alors
visés. Si les Britanniques suivent de près ce qui
se trame dans l’est de la
République démocratique de Congo (RDC) et au
palais présidentiel de Kinshasa,
de l’autre côté du fleuve Congo,
c’est l’ancien chef d’Etat, Pascal
Lissouba
(1992-1997), en exil en France, qui a été au
cœur de leur surveillance
en 2009. Jugé proche des sociétés
pétrolières anglo-saxonnes, il avait
été renversé
en 1997 par Denis Sassou-Nguesso qui était soutenu
militairement par la France et
l’Angola.
La diplomatie
Le GCHQ
s’est intéressé de près aux
diplomaties de ces pays. L’une de leurs cibles, le
Burkinabé Djibril Bassolé, interrogé
par Le Monde, a indiqué : « Ce
que je disais au téléphone, je le disais en
public. » Il est
aujourd’hui incarcéré à
Ouagadougou pour « atteinte à
la sûreté de
l’Etat » dans le cadre de la
tentative de coup d’Etat de
septembre 2015. Mais, six ans plus tôt, il
était ministre des affaires
étrangères du Burkina
Faso et pilotait le
soutien à la
rébellion ivoirienne pour le compte de Blaise
Compaoré. Il intervenait pour le
compte de l’Union
africaine et des Nations
unies comme
médiateur dans la crise du Darfour, une activité
diplomatique qui lui a sans
doute valu d’être espionné par les
services secrets britanniques.
La
surveillance des réseaux diplomatiques africains est aussi
large que celle
ciblant les dirigeants. Les ministres des affaires
étrangères du Nigeria, du
Kenya, du Zimbabwe, du Soudan et de Libye, ainsi que leurs
plus proches collaborateurs sont
écoutés, leurs courriels interceptés,
une manière de contrôler
l’évolution
de ces Etats. On relève ainsi
l’intérêt marqué pour les
bureaux du ministère
des affaires étrangères nigérian et
notamment les lignes téléphoniques fixes et
mobiles du directeur de cabinet du chef de la diplomatie Ojo Maduekwe.
Pour
renforcer leur dispositif d’espionnage, les services secrets
britanniques ont
étendu leur espionnage aux ambassades africaines.
L’ambassadeur du Zimbabwe à
Kinshasa, son homologue de RDC à Brasilia,
l’ambassade du Soudan à Islamabad,
les ambassades du Nigeria à Ankara, Pretoria, Tripoli,
Yaoundé, Téhéran ou
encore les locaux genevois de la mission du Nigeria auprès
de l’ONU. A Riyad,
en Arabie
saoudite, ils ont
ciblé les ambassades d’Erythrée, d’Algérie, de
Guinée et du Soudan. L’ambassadeur de Syrie à
Khartoum figure aussi sur la base de données. Les
réseaux diplomatiques
tchadiens sont surveillés de près, de Moscou
à Tripoli.
Les services de
renseignement et les rebelles
Dans ces
pays, souvent instables, les Britanniques accordent un
intérêt tout aussi
prononcé aux services de renseignement et aux mouvements
rebelles, potentiels
successeurs aux régimes alors en place. Alors que le
Darfour, à l’ouest du
Soudan, est en proie à un conflit armé
depuis 2003, les services secrets britanniques
interceptent les télécommunications des
mouvements rebelles. Les lignes
téléphoniques ouvertes aux Emirats arabes unis,
au Qatar, au Tchad ou en Libye de
plusieurs leaders de la rébellion
figurent dans la base de données. Exemple : Jibril
Ibrahim Mohammed, frère
de Khalil Ibrahim, chef du Mouvement pour la justice et
l’égalité qui sera tué
en 2011.
Lire aussi :
En
Afrique, les organisations
internationales surveillées de toutes parts
Dans cette
région marquée par les rébellions, les
services secrets britanniques suivent de
près les télécommunications des
caciques des groupes armés soudanais mais aussi
tchadiens, comme le démontrent les interceptions visant
Albissaty Saleh
Allazam, du Conseil d’action révolutionnaire. Les
services de renseignement
extérieur et intérieur libyens sont, par
ailleurs, particulièrement ciblés par
leurs homologues britanniques. De même en RDC où
les principaux dirigeants de
l’armée et des services
sont visés. Et plusieurs lignes d’interception
précisent « liés
aux services de renseignements d’Egypte ».
Plusieurs
membres du Mouvement d’émancipation du delta du Niger (MEND), groupe
armé qui lutte contre les grandes majors
pétrolières
anglo-saxonnes dans le sud pétrolifère du
Nigeria, sont placés sur écoute. De
2004 à 2014, date d’un accord politique avec les
autorités nigérianes, ils menacent des
intérêts pétroliers anglo-saxons en
s’attaquant aux tankers et aux pipelines au
nom d’une revendication économique et
environnementale. Lors de la prise
d’otage d’un Britannique par le MEND, on
découvre que le GCHQ surveille autant
les militaires, les services de renseignement et les
négociateurs nigérians et
britanniques que les chefs du groupe rebelle.
Les acteurs
financiers et économiques
Les
objectifs du GCHQ ne sont pas que politiques. On trouve, en effet, au
sein des
listes les principales élites économiques et
financières, des ministres aux
industriels et aux philanthropes, comme le Kényan Chris
Kirubi. Aujourd’hui
considéré comme l’un des Africains les
plus riches et influents, le
milliardaire nigérian Tony Elumelu a aussi
été ciblé par les interceptions des
services britanniques en 2009. Ami du président
d’alors, Umaru Yar’Adua,
il est à la tête de la United Bank of Africa (UBA).
Au Nigeria,
on relève aussi bien les identifiants du ministre des finances, du ministre du
pétrole comme ceux des systèmes de
télécommunications ou
des principales banques comme Zenith Bank. Apparaissent
également les
coordonnées du richissime Dahiru Mangal, le plus grand
contrebandier de la
région, originaire de Katsina, comme le chef de
l’Etat nigérian, qu’il soutient
financièrement, de même que son homologue du
Niger. A Lagos, capitale
économique, les espions britanniques n’omettent
pas de surveiller les
télécommunications de l’Africa Finance
Corporation, institution financière
panafricaine de financement des infrastructures. Le
vice-président, Solomon
Asamoah, est particulièrement visé.
En RDC,
outre le vice-ministre des mines, c’est le tout puissant
conseiller spécial de
Joseph Kabila, Augustin Katumba Mwanke, qui est dans les radars. Cet
homme
discret a la haute main sur les contrats miniers et organise ce que la
communauté internationale qualifie de « pillage
des ressources
naturelles » au service
du clan au pouvoir.
D’autres
hommes d’affaires proches de Joseph Kabila figurent parmi les
personnalités
visées, comme Victor Ngezayo à la tête
d’un groupe
d’hôtellerie notamment. Politique et affaires vont
de pair dans la province
minière du Katanga où le populaire gouverneur,
Moïse Katumbi, s’est constitué
une richesse considérable. Proche de Joseph Kabila,
M. Katumbi a rallié,
en janvier 2016, l’opposition.
Les
télécommunications de grands groupes
étrangers opérant sur le continent sont
également surveillées. Il en va ainsi du
spécialiste italo-suisse de logistique
Mediterranean Shipping Company. La plupart des opérateurs de
télécommunications sont espionnés,
comme le sud-africain MTN, les Saoudiens de
Saudi Telecom, France Télécom et Orange.
Lire
aussi : La
France et ses intérêts en Afrique sous
surveillance