Note
remise à la Mission de visite de
l’ONU par l’«Entente des Jeunesses Bahutu
et Batutsi»
(F.
Nkundabagenzi, RWANDA POLITIQUE 1958-1960,
pp.195-8)
Le 1er mars
1960
La
brusque disparition du Mwami du Ruanda
a plongé le pays dans une situation assez trouble; dans
l’atmosphère encore
tendue, les partis nouvellement constitués tinrent un peu
partout des meetings
dont les propos, déjà inquiétants par
eux-mêmes, furent ravivés par des tracts
incendiaires. La terreur de ceux-ci, les personnalités mises
en cause, les
partis politiques contre lesquels on appelait la violence
d’une masse
ignorante, donnèrent naissance à un climat de
terreur. C’est dans ce cadre que
se déclancha une guerre fratricide qui a
endeuillé beaucoup de familles
ruandaises et la nation tout entière, alors que face
à l’anticolonialisme et au
désir d’émancipation de toute
l’Afrique, la Belgique se disposait à
révéler ses
intentions quant à la nouvelle politique des pays
placés sous tutelle.
Mais
la révolution qui a plongé le pays
dans un bain de sang était prévisible, longtemps
avant la mort du Mwami: des
revendications de tous genres, dont l’ONU a eu connaissance
par deux fois
successives, s’élevaient de tous les coins du pays
contre le régime féodal
traditionnel. Malgré cela les ultra-féodaux, dans
leurs prétentions insensées,
se cramponnaient éperdument à leurs
privilèges de caste, en se montrant
violemment hostiles à toute réforme
démocratique. De telles positions
diamétralement opposées ne laissaient pas de
doute sur leur issue.
En
effet, tout observateur impartial de la
réalité ruandaise doit reconnaître que
tous les principes et les méthodes qui
ont prévalu jusqu’ici doivent être
complètement repensés en fonction de
l’évolution même de la population. Le
peuple ruandais aspire plus que jamais à
de nouvelles formes d’administration
locale, basées sur de vraie
principes démocratiques, établissant
l’égalité de tous les citoyens dans le
droit et le devoir. C’est que la politique est en
réalité l’art de conduire
la société, non vers le bien de quelques uns,
mais vers le bien de tous, vérité
que ne veulent pas comprendre certains de nos compatriotes.
L’origine
de cette guerre doit donc être
cherchée, à notre sens, dans certains facteurs
fondamentaux, dont l’opinion
publique a eu largement connaissance par la voie de la presse.
Il
s’agit, au premier chef, des injustices
de la plupart des dirigeants féodaux, auxquels on
n’a cessé de reprocher avec
raison, une corruption généralisée.
Celle-ci se traduisait entre autres par le
népotisme dans les nominations aux charges publiques, la
vénalité des juges, la
disproportion choquante entre les traitements des chefs et les services
réels
rendus à la société. A ces
rémunérations données, semble-t-il,
davantage au
prestige qu’au rendement personnel, s’ajoutaient
les exactions et manoeuvres de
tous genres visant à soutirer indûment sommes
d’argent et bien en nature,
certaines pratiques de spoliation et concussions revêtant les
formes de la
légalité.
Une
autre cause, sans aucun doute la
principale, de cette révolution sanglante est à
chercher dans le
monopole «tutsi» et
l’arriération «hutu». Car, ce
n’est un secret pour
personne que le conflit sanglant, localisé à
l’origine dans les rangs des
partis antagonistes, nouvellement créés avec des
programmes opposés quant au
timing nécessaire au Ruanda pour son accession à
l’indépendance, s’est
brusquement cristallisé entre les deux principaux groupes
ethniques, les bahutu
d’une part, et les batutsi d’autre part ;
ces derniers ont réussi à
entraîner dans leur sillage traditionnel d’auto-
défense, bon nombre de Bahutu
aveugles pour marcher contre ceux-là mêmes qui
défendaient leur cause, sans
oublier le concours des Batwa dont l’action n’est
nullement négligeables,
puisqu’ils sont encore susceptibles
d’être utilisés en bandes par leurs
seigneurs féodaux, pour se livrer à de violences,
semer l’insécurité, opérer
subrepticement des coups de main et attenter sans remords à
la vie de personnes.
Ainsi
donc, la vraie cause de la
révolution de novembre se trouve dans la volonté
du peuple d’opérer
progressivement une décolonisation interne.
On
se souviendra encore que la masse de la
population, par voie de ses leaders naturels, a demandé
à la Belgique
l’instauration d’un régime
démocratique et ce en présence du tuteur qui ne
pourra se retirer que quand tout aura été mis
bien en place et pris
profondément racine. Une vigilance particulière
sera toujours nécessaire pour
empêcher que ce régime démocratique ne
soit étouffé dans l’oeuf.
Mais
inutiles de nous appesantir plus que
de raison sur le passé: étant jeunes, nous sommes
les sommes de l’avenir,
lequel doit désormais retenir notre attention.
L’entente
ne croit pas à l’indépendance
que pour autant qu’elle soit viable et pour l’usage
qu’on en fait.
Tout
en saluant avec joie la Déclaration
que la Belgique a récemment faite à ce sujet ,
l’Entente est convaincue que
cette indépendance ne sera réelle et viable pour
le Ruanda que grâce à une
loyale collaboration de tous les Bahutu et de tous les Batutsi
décidés à rompre
définitivement avec un système féodal
devenu incapable de répondre efficacement
aux aspirations légitimes de la majorité de la
population.
A
son avis, pour être stable et viable,
l’indépendance doit être
précédée de la mise en place
d’un régime démocratique,
lequel requiert un certain temps d’acclimatation, compte tenu
de l’influence
encore vivace du régime féodal qui n’a
jamais été profondément
entamé. Car, il
serait particulièrement affligeant que le départ
ou le remplacement du tuteur ,
ait pour résultat de soumettre presque
immédiatement les habitants du
Ruanda_Urundi au règne d’une oligarchie,
détournant au profit de quelques
individus et au détriment de millions d’autres les
bénéfices de l’institution
d’un étant moderne.
En
présence des autorités indigènes
très
anciennes, permettant à la Belgique de gouverner
d’une façon indirecte, on
aurait pu logiquement penser que l’octroi de
l’indépendance pouvait se faire
rapidement et sans difficultés. Il est heureux
qu’on se soit enfin aperçu que
la majorité de la population vivait encore dans des
conditions lamentables,
qu’il s’agisse des standards de vie ou de
libertés démocratiques.
En
réalité, il y a encore un état de
paupérisation généralisé:
un petit nombre de gens relativement aisés, et une
masse de gens très pauvres. La révision
foncière est encore à entreprendre, les
institutions féodales devenues caduques, sont encore
à abolir, car la Belgique,
nous n’hésitons pas à lui en faire
grief, les a trop longtemps respectées, a
trop peu tenu compte de la masse de la population, exploitée
et opprimée en sa
présence.
Pour
l’«Entente», il n’y a pas de
démocratie possible, si l’autorité
administrante devait continuer à encourager
le féodalisme et si elle devait reculer devant la
nécessité impérieuse de
déterminer de façon impartiale les
véritables responsabilités au cours de la
récente guerre civile et de décider
impartialement du sort des instigateurs aux
crimes, qui qu’ils soient.
Pour
libérer les populations asservies et
les conduire plus sûrement à
l’indépendance, l’Entente
réclame de la Belgique,
forte de l’appui moral des Nations Unies, toutes les mesures
brisant les
rapports féodaux : supprimer
complètement le servage, réaliser une
réforme
agraire équitable, dissoudre les tribunaux
féodaux pour y substituer des
tribunaux démocratiques respectant
l’équilibre entre les deux principaux
groupes ethniques, réviser l’impôt de
capitation, lequel frappe plus lourdement
les petits, et le remplacer par l’impôt sur les
revenus, donner et garantir
toutes les libertés démocratiques, bref,
organiser complètement le pays en
matière de démocratie politique,
économique et sociale.
Se
trouvant en présence d’une
société
multiraciale, l’Entente rejette toute solution
préconisant la division du pays
selon les races, car pareille solution conduirait à une
«microbalcanisation»,
théoriquement indépendante, mais moins
économiquement viable dans un monde où
les grands ensembles tentent de s’élaborer.
A
son avis, il faudra maintenir le
territoire national dans son unité, mais pour le rendre
viable et lui éviter de
futurs conflits sanglants, il s’agira de garantir au
préalable le respect de la
personnalité humaine et
l’égalité de chances à tous
les habitants du Ruanda,
sans tenir compte de leur rang, ni de leurs conditions sociales ou leur
appartenances raciales. Il s’agit, en définitive,
de créer, avant l’accession à
l’indépendance , un climat de concorde et de
fraternité, nécessaire à une
coexistence pacifique de toutes les ethnies du Ruanda Urundi.
Pour
créer ce climat, l’Entente propose la
refonte démocratique du cadre des autorités
coutumières, trop ancrées dans
l’esprit d’une coutume
désuète. A ce propos, elle regrette le maintien
artificiel du cadre des chefs par la Déclaration du
Gouvernement Belge en
novembre dernier.
Elle
propose en outre l’exclusion à jamais
de toutes structures politiques et administratives, consacrant les
privilèges
de caste et la mise en place de celles dans lesquelles
l’égalité effective de
touts les citoyens tient davantage compte des mérites
individuels que de leurs
appartenances raciale, clanique ou familiale.
Toutefois,
ce climat structurel favorable
qu’il s’agit de créer par la
démocratisation des institutions n’est
qu’un
«préalable» indispensable à
la seule solution définitive du problème relatif
à
la coexistence et à la collaboration de plusieurs races sur
un même
territoire : la démocratisation de
l’enseignement. Celle-ci seule, dans la
conjoncture à venir, pourra mettre Bahutu et Batutsi et
Batwa sur un pied de
parfaite égalité en permettant de se
développer chez les uns comme chez les
autres les élites de direction et d’encadrement
des masses.
Pour
lutter contre le retard des Bahutu et
des Batwa dans l’instruction, l’Entente propose de
développer l’enseignement
secondaire et supérieur, en y introduisant
systématiquement les principes
démocratiques avec plus grandes facilités
d’accès pour les enfants Batwa et
Bahutu. A ce sujet, l’Entente se permet d’adresser
un appel particulièrement
pressant aux organismes spécialisés des Nations
Unies, notamment l’UNESCO, pour
solliciter de sa part une intervention urgente dans ce domaine.
Mais
l’indépendance politique réelle doit
reposer sur des fondements économiques
préalables, car l’exercice des libertés
démocratiques, nous l’avons
déjà souligné, s’imagine mal
dans un état de
paupérisme généralisé dans
lequel se trouve notre pays. La question de la
propriété foncière est, sans aucun
doute, un problème complexe et qui ne date
pas d’hier. ; l’émancipation
totale, tant de l’agriculture que du petit
éleveur ne pourra réellement se
réaliser sans une sérieuse réforme
agraire. De
toute façon l’étude de cette question
doit être confiée à une Commission
mixte,
représentation des différents
intérêts en cause.
Puisqu’un
minimum de conditions
matérielles est un des éléments
nécessaires pour l’acheminement d’un
pays vers
son auto- détermination, sans pour cela
méconnaître l’effort financier consenti
jusqu’ici par la Belgique pour notre pays,
l’Entente se permet à nouveau de
faire appel à l’organisation des Nations Unies en
ce domaine, pour que ses
Organismes spécialisés, dont l’aide est
restée jusqu’ici très restreinte,
puissent nous accorder l’urgence de leur secours.
Bref,
durant la période transitoire,
laquelle doit être principalement marquée par des
réformes de base, le sort des
petits, des pauvres, des masses
déshéritées, doit être au
premier plan des
préoccupations de l’autorité
tutélaire et des Nations Unies, pour les amener
rapidement à la maturité politique, sociale et
économique, qui leur fait en
général actuellement défaut.
Enfin,
pour ce qui est du régime de
gouvernement du pays, l’Entent estime que rien de
définitif ne doit être fixé
en ce domaine durant la période transitoire. Quoi
qu’il en soit, elle est
d’avis que le Représentant de la nation, qui
qu’il soit, doit être un
personnage capable de réaliser l’unité
de la population dans son immense
majorité et au dessus autant des groupes ethniques que des
partis politiques.
Dans l’immédiat, l’Entent des Jeunes
Bahutu et Batutsi » se contenter de
réclamer l’épuration de la codification
de toute les coutumes, y compris celles
relatives à la désignation du Mwami, de
façon à ce que le peuple sache
désormais à quoi s’en tenir
à ce sujet.
Le
membres de l’«Entente
des Jeunesses Bahutu et Batutsi»
Tutsi |
Hutu |
|
SEBAGENI S. |
NKUNDABAGENZI F. |
|
KALANGIRE L. |
SEMINEGA F. |
|
RWAMWAGAC. |
BIRARA J. |
|
SEBUDANDI G. |
CYIMANA G. |
|
NGIRUMPATSE E. |
|
|
Fait
à Liège, le 10
janvier 1960.
Remis
à la Commission de
l’O.N.U ., le 1er mars
1960.