Note remise à la Mission de visite de l’ONU par l’«Entente des Jeunesses Bahutu et Batutsi»



(F. Nkundabagenzi, RWANDA POLITIQUE 1958-1960, pp.195-8)

 

Le 1er mars 1960

  1. Causes de la guerre civile au Ruanda en novembre 1959.

La brusque disparition du Mwami du Ruanda a plongé le pays dans une situation assez trouble; dans l’atmosphère encore tendue, les partis nouvellement constitués tinrent un peu partout des meetings dont les propos, déjà inquiétants par eux-mêmes, furent ravivés par des tracts incendiaires. La terreur de ceux-ci, les personnalités mises en cause, les partis politiques contre lesquels on appelait la violence d’une masse ignorante, donnèrent naissance à un climat de terreur. C’est dans ce cadre que se déclancha une guerre fratricide qui a endeuillé beaucoup de familles ruandaises et la nation tout entière, alors que face à l’anticolonialisme et au désir d’émancipation de toute l’Afrique, la Belgique se disposait à révéler ses intentions quant à la nouvelle politique des pays placés sous tutelle.

Mais la révolution qui a plongé le pays dans un bain de sang était prévisible, longtemps avant la mort du Mwami: des revendications de tous genres, dont l’ONU a eu connaissance par deux fois successives, s’élevaient de tous les coins du pays contre le régime féodal traditionnel. Malgré cela les ultra-féodaux, dans leurs prétentions insensées, se cramponnaient éperdument à leurs privilèges de caste, en se montrant violemment hostiles à toute réforme démocratique. De telles positions diamétralement opposées ne laissaient pas de doute sur leur issue.

En effet, tout observateur impartial de la réalité ruandaise doit reconnaître que tous les principes et les méthodes qui ont prévalu jusqu’ici doivent être complètement repensés en fonction de l’évolution même de la population. Le peuple ruandais aspire plus que jamais à de nouvelles formes d’administration locale, basées sur de vraie principes démocratiques, établissant l’égalité de tous les citoyens dans le droit et le devoir. C’est que la politique est en réalité l’art de conduire la société, non vers le bien de quelques uns, mais vers le bien de tous, vérité que ne veulent pas comprendre certains de nos compatriotes.

L’origine de cette guerre doit donc être cherchée, à notre sens, dans certains facteurs fondamentaux, dont l’opinion publique a eu largement connaissance par la voie de la presse.

Il s’agit, au premier chef, des injustices de la plupart des dirigeants féodaux, auxquels on n’a cessé de reprocher avec raison, une corruption généralisée. Celle-ci se traduisait entre autres par le népotisme dans les nominations aux charges publiques, la vénalité des juges, la disproportion choquante entre les traitements des chefs et les services réels rendus à la société. A ces rémunérations données, semble-t-il, davantage au prestige qu’au rendement personnel, s’ajoutaient les exactions et manoeuvres de tous genres visant à soutirer indûment sommes d’argent et bien en nature, certaines pratiques de spoliation et concussions revêtant les formes de la légalité.

Une autre cause, sans aucun doute la principale, de cette révolution sanglante est à chercher dans le monopole «tutsi» et l’arriération «hutu». Car, ce n’est un secret pour personne que le conflit sanglant, localisé à l’origine dans les rangs des partis antagonistes, nouvellement créés avec des programmes opposés quant au timing nécessaire au Ruanda pour son accession à l’indépendance, s’est brusquement cristallisé entre les deux principaux groupes ethniques, les bahutu d’une part, et les batutsi d’autre part ; ces derniers ont réussi à entraîner dans leur sillage traditionnel d’auto- défense, bon nombre de Bahutu aveugles pour marcher contre ceux-là mêmes qui défendaient leur cause, sans oublier le concours des Batwa dont l’action n’est nullement négligeables, puisqu’ils sont encore susceptibles d’être utilisés en bandes par leurs seigneurs féodaux, pour se livrer à de violences, semer l’insécurité, opérer subrepticement des coups de main et attenter sans remords à la vie de personnes.

Ainsi donc, la vraie cause de la révolution de novembre se trouve dans la volonté du peuple d’opérer progressivement une décolonisation interne.

On se souviendra encore que la masse de la population, par voie de ses leaders naturels, a demandé à la Belgique l’instauration d’un régime démocratique et ce en présence du tuteur qui ne pourra se retirer que quand tout aura été mis bien en place et pris profondément racine. Une vigilance particulière sera toujours nécessaire pour empêcher que ce régime démocratique ne soit étouffé dans l’oeuf.

Mais inutiles de nous appesantir plus que de raison sur le passé: étant jeunes, nous sommes les sommes de l’avenir, lequel doit désormais retenir notre attention.

  1. Mesures de réformes proposées par l’«Entente».

L’entente ne croit pas à l’indépendance que pour autant qu’elle soit viable et pour l’usage qu’on en fait.

Tout en saluant avec joie la Déclaration que la Belgique a récemment faite à ce sujet , l’Entente est convaincue que cette indépendance ne sera réelle et viable pour le Ruanda que grâce à une loyale collaboration de tous les Bahutu et de tous les Batutsi décidés à rompre définitivement avec un système féodal devenu incapable de répondre efficacement aux aspirations légitimes de la majorité de la population.

A son avis, pour être stable et viable, l’indépendance doit être précédée de la mise en place d’un régime démocratique, lequel requiert un certain temps d’acclimatation, compte tenu de l’influence encore vivace du régime féodal qui n’a jamais été profondément entamé. Car, il serait particulièrement affligeant que le départ ou le remplacement du tuteur , ait pour résultat de soumettre presque immédiatement les habitants du Ruanda_Urundi au règne d’une oligarchie, détournant au profit de quelques individus et au détriment de millions d’autres les bénéfices de l’institution d’un étant moderne.

En présence des autorités indigènes très anciennes, permettant à la Belgique de gouverner d’une façon indirecte, on aurait pu logiquement penser que l’octroi de l’indépendance pouvait se faire rapidement et sans difficultés. Il est heureux qu’on se soit enfin aperçu que la majorité de la population vivait encore dans des conditions lamentables, qu’il s’agisse des standards de vie ou de libertés démocratiques.

En réalité, il y a encore un état de paupérisation généralisé: un petit nombre de gens relativement aisés, et une masse de gens très pauvres. La révision foncière est encore à entreprendre, les institutions féodales devenues caduques, sont encore à abolir, car la Belgique, nous n’hésitons pas à lui en faire grief, les a trop longtemps respectées, a trop peu tenu compte de la masse de la population, exploitée et opprimée en sa présence.

Pour l’«Entente», il n’y a pas de démocratie possible, si l’autorité administrante devait continuer à encourager le féodalisme et si elle devait reculer devant la nécessité impérieuse de déterminer de façon impartiale les véritables responsabilités au cours de la récente guerre civile et de décider impartialement du sort des instigateurs aux crimes, qui qu’ils soient.

Pour libérer les populations asservies et les conduire plus sûrement à l’indépendance, l’Entente réclame de la Belgique, forte de l’appui moral des Nations Unies, toutes les mesures brisant les rapports féodaux : supprimer complètement le servage, réaliser une réforme agraire équitable, dissoudre les tribunaux féodaux pour y substituer des tribunaux démocratiques respectant l’équilibre entre les deux principaux groupes ethniques, réviser l’impôt de capitation, lequel frappe plus lourdement les petits, et le remplacer par l’impôt sur les revenus, donner et garantir toutes les libertés démocratiques, bref, organiser complètement le pays en matière de démocratie politique, économique et sociale.

Se trouvant en présence d’une société multiraciale, l’Entente rejette toute solution préconisant la division du pays selon les races, car pareille solution conduirait à une «microbalcanisation», théoriquement indépendante, mais moins économiquement viable dans un monde où les grands ensembles tentent de s’élaborer.

A son avis, il faudra maintenir le territoire national dans son unité, mais pour le rendre viable et lui éviter de futurs conflits sanglants, il s’agira de garantir au préalable le respect de la personnalité humaine et l’égalité de chances à tous les habitants du Ruanda, sans tenir compte de leur rang, ni de leurs conditions sociales ou leur appartenances raciales. Il s’agit, en définitive, de créer, avant l’accession à l’indépendance , un climat de concorde et de fraternité, nécessaire à une coexistence pacifique de toutes les ethnies du Ruanda Urundi.

Pour créer ce climat, l’Entente propose la refonte démocratique du cadre des autorités coutumières, trop ancrées dans l’esprit d’une coutume désuète. A ce propos, elle regrette le maintien artificiel du cadre des chefs par la Déclaration du Gouvernement Belge en novembre dernier.

Elle propose en outre l’exclusion à jamais de toutes structures politiques et administratives, consacrant les privilèges de caste et la mise en place de celles dans lesquelles l’égalité effective de touts les citoyens tient davantage compte des mérites individuels que de leurs appartenances raciale, clanique ou familiale.

Toutefois, ce climat structurel favorable qu’il s’agit de créer par la démocratisation des institutions n’est qu’un «préalable» indispensable à la seule solution définitive du problème relatif à la coexistence et à la collaboration de plusieurs races sur un même territoire : la démocratisation de l’enseignement. Celle-ci seule, dans la conjoncture à venir, pourra mettre Bahutu et Batutsi et Batwa sur un pied de parfaite égalité en permettant de se développer chez les uns comme chez les autres les élites de direction et d’encadrement des masses.

Pour lutter contre le retard des Bahutu et des Batwa dans l’instruction, l’Entente propose de développer l’enseignement secondaire et supérieur, en y introduisant systématiquement les principes démocratiques avec plus grandes facilités d’accès pour les enfants Batwa et Bahutu. A ce sujet, l’Entente se permet d’adresser un appel particulièrement pressant aux organismes spécialisés des Nations Unies, notamment l’UNESCO, pour solliciter de sa part une intervention urgente dans ce domaine.

Mais l’indépendance politique réelle doit reposer sur des fondements économiques préalables, car l’exercice des libertés démocratiques, nous l’avons déjà souligné, s’imagine mal dans un état de paupérisme généralisé dans lequel se trouve notre pays. La question de la propriété foncière est, sans aucun doute, un problème complexe et qui ne date pas d’hier. ; l’émancipation totale, tant de l’agriculture que du petit éleveur ne pourra réellement se réaliser sans une sérieuse réforme agraire. De toute façon l’étude de cette question doit être confiée à une Commission mixte, représentation des différents intérêts en cause.

Puisqu’un minimum de conditions matérielles est un des éléments nécessaires pour l’acheminement d’un pays vers son auto- détermination, sans pour cela méconnaître l’effort financier consenti jusqu’ici par la Belgique pour notre pays, l’Entente se permet à nouveau de faire appel à l’organisation des Nations Unies en ce domaine, pour que ses Organismes spécialisés, dont l’aide est restée jusqu’ici très restreinte, puissent nous accorder l’urgence de leur secours.

Bref, durant la période transitoire, laquelle doit être principalement marquée par des réformes de base, le sort des petits, des pauvres, des masses déshéritées, doit être au premier plan des préoccupations de l’autorité tutélaire et des Nations Unies, pour les amener rapidement à la maturité politique, sociale et économique, qui leur fait en général actuellement défaut.

Enfin, pour ce qui est du régime de gouvernement du pays, l’Entent estime que rien de définitif ne doit être fixé en ce domaine durant la période transitoire. Quoi qu’il en soit, elle est d’avis que le Représentant de la nation, qui qu’il soit, doit être un personnage capable de réaliser l’unité de la population dans son immense majorité et au dessus autant des groupes ethniques que des partis politiques. Dans l’immédiat, l’Entent des Jeunes Bahutu et Batutsi » se contenter de réclamer l’épuration de la codification de toute les coutumes, y compris celles relatives à la désignation du Mwami, de façon à ce que le peuple sache désormais à quoi s’en tenir à ce sujet.

Le membres de l’«Entente des Jeunesses Bahutu et Batutsi»

Tutsi

Hutu

SEBAGENI S.

NKUNDABAGENZI F.

KALANGIRE L.

SEMINEGA F.

RWAMWAGAC.

BIRARA J.

SEBUDANDI G.

CYIMANA G.

NGIRUMPATSE E.

 

Fait à Liège, le 10 janvier 1960.

Remis à la Commission de l’O.N.U ., le 1er mars 1960.