La coopération technique entre la Belgique et le Rwanda : « Mythe de Sisyphe » ou « Realpolitik »
                                              
par Emmanuel NERETSE

Breveté d’Etat-Major

Ancien officier des FAR

 

Depuis 1962 le Rwanda entretient sans discontinuer, une coopération militaire avec le Rwanda ; d’emblée cela peut paraître u bel exemple de continuité et de cohérence dans le chef des décideurs belges. Mais à y observer de très près, on remarquera plutôt, soit une illustration du « Mythe de Sisyphe » dans la diplomatie belge, soit une « Realpolitik » poussée jusqu’à la caricature. Personnage de la mythologie grecque pour avoir osé défier les dieux, Sisyphe fut condamné rouler éternellement une pierre  jusqu’en haut d’une colline alors qu’elle redescendait chaque fois avant de parvenir à son sommet.

Par analogie, en matière de coopération militaire avec le Rwanda, la Belgique semble condamnée à chaque fois qu’un régime en remplace un autre au Rwanda à faire table rase du passé et à recommencer à zéro et cela aux conditions posées par les nouveaux maîtres de Kigali, condition souvent en porte-à-faux avec les principes élémentaires d’équité et de démocratie.

 

Durant les deux républiques qui ont incarné le régime issu de la révolution populaire de 1959 au Rwanda, la Belgique a assuré la formation et le perfectionnement des cadres militaires de l’Armée Rwandaise.

Pour illustrer notre propos, nous présentons la situation de l’Ecole Royale Militaire (ERM) et de l’Ecole de Guerre ou Institut Royal Supérieur de Défense de Bruxelles (IRSD).

 

 

L’Ecole Royale Militaire

Depuis le 19è siècle, cette école forme des candidats officiers dans ses deux sections : la section Polytechnique d’où sortent des ingénieurs civils après cinq années d’études et la Section Toutes Armes d’où sortent des licenciés en Sciences Sociales et Militaires après quatre années d’études. L’appel aux candidatures était ouvert. Il fallait passer un concours préparé en Belgique. Après correction en Belgique également, les noms des lauréats étaient envoyés au Rwanda.

Ci-après la liste des officiers rwandais diplômés de l’ERM jusqu’en 1994 :

 

 

Nom et Prénom

Préfecture

d’origine

Année d’entrée

Section

1.Gahimano Fabien

Gisenyi

1961

Toutes Armes

2. Ruhigira J. Désiré

Gisenyi

1975

Polytechique

3. Mugengagraro Augustin

Ruhengeri

1976

Polytechnique

4. Ntambabazi Charle

Gikongoro

1976

Polytechnique

5. Bizimungu Christophe

Cyangugu

1976

Gendarmerie

6. Nzabonimpa Joseph

Gisenyi

1976

Gendarmerie

7. Ntilikina Faustin

Gisenyi

1977

Polytechnique

8. Tereraho Cyprien

Ruhengeri

1978

Toutes Armes

9. Bugingo Isaac

Kibungo

1979

Toutes Armes

10 Rugambage Lambert

Kigali

1979

Polytechnique

11. Kayihura Pascal

Cyangugu

1979

Toutes Armes

12. Nzabarantumye

Ruhengeri

1979

Toutes Armes

13. Munyaruguru Emanuel

Ruhengeri

1980

Polytechnique

14. Bizimana Justin

Byumba

1980

Polytechnique

15. Gakuba Faustin

Kigali

1980

Toutes Armes

16. Ngendahimana Jérôme

Gisenyi

1980

Toutes Armes

17. Bikolimana Edouard

Gisenyi

1980

Polytechnique

18. Nsengiyumva Pierre

Gisenyi

1981

Polytechnique

19. Karasankima Gaëtan

Kigali

1981

Polytechnique

20. Nsengimana Vénant

Ruhengeri

1981

Polytechnique

21. Rutakamize Grégoire

Ruhengeri

1981

ISIB

22. Harelimana Eugène

Kigali

1982

ISIB

23. Habiyaremye Faustin

Byumba

1988

Polytechnique

24. Habambyingwe Jean Eudes

Kibuye

1988

Polytechnique

25. Hategekimana John

Ruhengeri

1988

Polytechnique

26. Habumuremyi J. Claude

Ruhengeri

1990

Polytechnique

27. Noheli Jean

Ruhengeri

1991

ISIB

28. Mbonampeka Christian

Ruhengeri

1993

Polytechnique

29. Ngirabanzi Joseph

Gisenyi

1993

Polytechnique

30. Munyamashara Laurent

Ruhengeri

1994

ISIB

 

 

L’Ecole de Guerre ou Institut Royal Supérieur de Défense

Cette institution militaire de haut niveau d’où sortent les fameux  « Brevetés d’Etat-Major » (BEM) remonte elle aussi au 19è siècle. En 1978, elle fut rebaptisée « Institut Royal Supérieur de Défense » (IRSD), avec la même mission de former des officiers triés sur le volet appelés à exercer de hautes fonctions de commandement et d’Etat-Major.

A l’époque de l’Ecole de guerre, même des Capitaines pouvaient être admis, mais dès 1978 il fallait revêtir le grade de Major pour y être admis.

Voici la liste des officiers rwandais brevetés de l’Ecole de Guerre ou de l’IRSD jusqu’en 1994 :

 

 

Nom et Prénom

Préfecture

d’origine

Breveté

en

Observations

1.Ndindiliyimana Augustin

Butare

1973

Détenu à Arusha

2. Nsabimana Déo

Ruhengeri

1974

Assassiné par le FPR le 06/4/1994

3. Gatsinzi Marcel

Kigali

1977

Ministre du FPR

4. Habyarimana Simon

Gisenyi

1979

Mort naturelle

5. Nkuliyekubona Anselme

Byumba

1981

En exil

6. Baliyanga Alphonse

Gisenyi

1982

Décédé :accident de circulation

7. Kamanzi Innocent

Gitarama

1983

Décédé :accident de circulation

8. Rwabalinda Ephrem

Cyangugu

1984

Tué au front en juillet 1994

9. Munyarugarama Phénéas

Ruhengeri

1984

Assassiné par FPR dans l’ex-Zaïre

10. Bahufite Juvénal

Byumba

1984

Assassiné par FPR dans l’ex-Zaïre

11. Gasake Athanase

Ruhengeri

1985

En exil

12. Bizimungu Augustin

Byumba

1985

Détenu à Arusha

13. Ndengeyinka Balthazar

Kibuye

1986

En exil

14. Gasarabwe Edouard

Butare

1986

Décédé en exil

15. Nkundiye Léonard

Gisenyi

1987

Assassiné au Rwanda par FPR en 1998

16. Hitimana Joseph

Gisenyi

1988

En exil

17. Neretse Emmanuel

Ruhengeri

1988

En exil

18. Mutambuka Gaspard

Byumba

1989

Disparu au Rwanda à son retour en 1994

19. Habyarimana Emmanuel

Byumba

1990

En exil

20. Sebahire Antoine

Kibungo

1991

Assassiné par FPR à son retour d’exil en 1998

21. Musonera Vénant

Gikingoro

1992

En exil

 

 

Contrairement à une certaine idée reçue, ces officiers provenaient de toutes les régions du pays et des deux principales ethnies du Rwanda. Ainsi les initiés noteront qu’au moins trois officiers d’origine ethnique tutsi furent formés à l’ERM avant 1994. Cela n’avait rien d’étonnant sachant que le seul critère qui était tenu en considération était la réussite et le classement en ordre utile au concours d’entrée imposé par l’ERM.

En 1994, le Front Patriotique Rwandais (FPR°, un mouvement politico-militaire regroupant les dignitaires du régime renversés par la révolution Sociale de 1959 s’empare du pouvoir au Rwanda par les armes. Il dissout toutes les institutions de la République dont les Forces Armées. Les cadres sont soit tués, soit jetés en prison s’ils ne parviennent pas à s’exiler. La Belgique accompagne le mouvement et fait table rase de son passé au Rwanda. Certains de ses représentants iront jusqu’à renier tout lien antérieur avec les FAR. Les anciens cadres que la Belgique a formé soigneusement évités et pour certains leurs diplômes mis en doute par ceux-là mêmes qui les avaient délivrés !

Parallèment, la Belgique négocie âprement la reprise de sa coopération militaire avec le Rwanda et cela non sans mal ! Le FPR mettra du temps pour donner son accord mais surtout imposera ses conditions pour le moins inacceptables dans une démocratie évoluée. Le FPR obtiendra en effet que les résultats des concours imposés aux candidats ne soient pas plus le seul critère à prendre en considération pour être admis dans des écoles militaires belges. Cette clause donne libre cours au régime de Kigali pour n’envoyer en Belgique que des candidats de son choix. Le résultat est qu’ils seront tous issus des seules et mêmes familles régnantes et à la limite monoethnique. C’est cette situation qui prévaut actuellement à l’ERM et à l’IRSD.

 

Voilà pour le « Mythe de Sisyphe ». La Belgique est condamnée à annuler éternellement le fruit de ses efforts en mat !ère de coopération militaire et à recommencer au gré des régimes qui se succèdent au pays des Milles Collines.

Quant à l’aspect « Realpolitik », il soulève plusieurs interrogations dont celles-ci :

- La Belgique coopère-t-elle avec les pays ou les régimes ?

- L’argent du contribuable belge dépensé dans cette coopération doit-il être définitivement considéré comme le prix à payer pour entretenir des liens avec certains régimes non fréquentables ? Le citoyen belge doit-il se résoudre à cette fatalité ?

- La représentation nationale (Chambre, Sénat) peut-elle s’assurer que les efforts en matière de coopération contribuent au développement des peuples concernés et non à la seule pérennisation des régimes en place ; qu’ils ne sont pas le fait des copinages entre les personnalités au pouvoir dans les deux pays ?

- La démocratie belge doit-elle encourager, financer et accompagner des pratiques anti-démocratiques (favoritisme, discrimination,) sous prétexte de pratiquer la « Realpolitik » surtout qu’elle presque sûre de devoir tout laisser tomber et même s’en désolidariser une fois déchu le régime qui en bénéficiait.

 

Bruxelles le 17/02/2008

Emmanuel Neretse

Breveté d’Etat-Major

Ancien officier des FAR