Stanislas Bushayija, « Aux origines du problème Bahutu au Rwanda »,

Revue Nouvelle, Tome XXVIII, N° 12 de décembre 1958, pp. 594-597.

 

AUX ORIGINES DU PROBLEME BAHUTU AU RWANDA

 

Par Stanislas BUSHAYIJA[1]

 

            Depuis la publication, en 1957, d’un manifeste nuancé dans ses expressions mais précis dans ses revendications, l’opinion publique a eu l’attention attirée sur le problème bahutu au Ruanda. Ce problème est complexe, autant social et racial ; il est difficile d’en traiter sans éveiller les passions. Lorsque des Belges en parlent, on les soupçonne de vouloir retarder la levée de tutelle, et les chefs autochtones ont beau jeu de rendre l’administration blege responsable de la tension entre Batutsi et Bahutu. Tout cela devrait être étudié sans idées de polémique stérile.

            L’article que nous publions paraîtra dur à plus d’un : qu’ils veuillent bien songer que son auteur, l’abbé Stanislas BUSHAYIJA, est un authentique Mututsi. Nous espérons que son exposé suscitera un dialogue serein et fraternel.

« LA REVUE NOUVELLE »

 

 

            Lorsqu’il y a plusieurs siècles, le Mututsi vint planter sa tente aux frontières du Ruanda, il ne semble pas que le Muhutu, qui était établi dans le pays, ait songé à le repousser. Le nomade hamite ne venait pas en conquérant, les armes à la main ; ni en colonisateur d’un pays primitif et sous-développé ; c’était un pasteur, en quête de pâturages pour ses troupeaux, prêt à toutes les concessions pour être autorisé à s’établir sur ces terres.

 

            Le Mututsi réussit à s’introduire dans le pays, pénétrant peu à peu jusqu’au cœur de celui-ci, et, progressivement, s’en rendit maître.

            Le pouvoir une fois conquis, il ne le lâcha plus.

 

            Comment il est parvenu à ce pouvoir suprême, voilà bientôt huit cents ans ; comment il s’y est maintenu jusqu’ici, c’est ce que nous allons essayer de retracer en quelques lignes.

 

            La conquête politique du Mututsi au pays bahutu peut se diviser en quatre phases, d’inégales durées.

  1. Le Mututsi, humble émigrant cherche à capter les bonnes grâces et l’hospitalité du puissant Muhutu, maître du terrain.
  2. Le Mututsi, pour arriver à ses fins, fait alliance et pacte de sang, malgré ses répugnances, avec le Muhutu.
  3. Le Mututsi parvient peu à peu au pouvoir sans violence,
  4. Le Mututsi est au pouvoir sous le régime de la colonie, allemand d’abord, belge ensuite.

 

La première phase n’a guère duré longtemps. Le Mututsi arrivait dans le pays sans armes ; il n’avait pas l’idée de se battre. L’eut-il eue, son infériorité en nombre ne lui permettait pas d’y penser. Il ne disposait que de moyens pacifiques. Il chercha à nouer des liens d’amitié avec le Muhutu. Par ses services rendus, par ses cadeaux fréquents, par sa gentillesse, sa courtoisie, par ce tact raffiné dont il est un virtuose inégalé, le Mututsi eut vite fait de conquérir la sympathie du puissant Muhutu. Quand le Mututsi eut offert gratuitement ce breuvage aussi étrange que délicieux, le lait de la vache dont il avait le secret, l’amitié du Muhutu devint indéfectible. Celui-ci fut heureux d’avoir dorénavant pour concitoyen, cet homme aussi étonnant par la structure et par la finesse de ses traits que par sa bonté.

 

      Le Mututsi mit à profit cette bonne entente et consolida son amitié avec le Muhutu d’une façon fort intelligente. Il prit femme parmi les jeunes filles costaudes Bahutu et donna ses filles et ses sœurs en mariage au Bahutu. Toutes ces unions augmentèrent le contingent mututsi. Le Mututsi proposa aussi le pacte de sang aux plus puissants des Bahutu, scellant ainsi l’amitié d’un lien sacré. La violation de ce pacte, disait-il, pouvait conduire aux plus grands malheurs et amener la malédiction sur ceux qui manqueraient aux promesses scellées par l’échange de sang.

 

      C’est ainsi que sans coup férir le Mututsi devint insensiblement le maître du pouvoir. Les notions d’étrangers, d’hôtes, de nouveaux venus avaient disparu et fait place à celles d’oncle, tante, neveu, cousin, grand-père, belle-mère, bru, etc. Il n’y avait plus qu’une seule communauté de familles et de clans apparentés les uns aux autres. Il ne restait plus qu’à organiser cette grande famille. Le Mututsi s’en chargea. Son raisonnement était le suivant : il fallait un arbitre suprême pour dirimer (régler) les différends, maintenir la paix, un père commun qui maintint l’union des familles et des clans ; un gardien et un défenseur du territoire, en un mot un Mwami. Le conseil plut à tous. On choisit donc un Mwami et, comme c’était à prévoir, ce fut un Mututsi. Les qualités des Batutsi, leur sagesse, leur sens politique et leur intrépidité, tout les désignait pour fournir un Mwami.

 

      Quels furent les droits reconnus au Mwami ?

 

      On accumula sur sa personne tous les droits possibles et imaginables : sur le bétail, sur les terres, sur les pâturages, sur les enfants et les femmes de tout munyaruanda, bref droit sur tout ce qui existe dans le pays, jusqu’au droit de vie et de mort. Le Mwami du Rwanda, dont les frontières étaient encore restreintes, fut alors quasi divinisé et tout le monde reconnut son caractère sacré. Le système du buhake établissant un lien de sujétion par l’intermédiaire de la vache donnée en usufruit, trouva dans cet événement sa justification la plus inébranlable.

 

      Alors les Batutsi se mirent à faire la cour à leur frère devenu Mwami, roi sacré. Par des cadeaux, des offres de services, ils firent tout pour plaire au souverain et obtenir ses faveurs. Jalousie, rancunes, rapportages malveillants ne tardèrent pas à envenimer le climat de l’entourage royal.

Dépaysé, le Muhutu céda la place au Mututsi, et force lui fut de chercher « buhake » et protection auprès du Mututsi, hier encore son égal. Le Mwami distribua selon son bon plaisir une partie de ses droits à ses frères batutsi. Tout fut mis en fief : le bétail, les pâturages, les collines, les régions que le Mwami avait entre-temps conquises par les armes, élargissant le Ruanda initial aux dépens de ses voisins. Puisque le Mwami possédait des droits illimités, et notamment le droit de vie ou de mort, personne ne pouvait mettre obstacle à ces donations arbitraires. Il n’y avait contre la personne et la volonté du Mwami aucun recours prévu, aucune opposition possible. Les Bahutu furent ainsi évincés de leurs droits anciens, ils perdirent leur honneur et devinrent les serviteurs de leurs hôtes et amis ; un ordre était créé, fondé sur l’inégalité et l’injustice.

 

      Lorsque les Européens entrèrent dans le pays, le Mututsi eut vite reconnu l’incomparable supériorité militaire du Blanc. Mis en déroute, dès sa première offensive à Shangugu, par les coups de feu tirés par une sentinelle, il comprit que toute riposte directe était vouée à l’échec, et vaine toute tentative de résistance. Il préfère chercher l’amitié du nouveau gouvernement ; faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il se soumit. Grâce à la politique indirecte dont usait le gouvernement belge, devenu mandataire après le départ des Allemands, le Mututsi put rester au pouvoir ; n’est-ce pas en s’appuyant sur l’autorité coutumière que la puissance tutélaire gérait le pays ? A vrai dire, les principes d’équité que les Belges voulaient faire prévaloir dans le domaine de la justice, de la propriété, de la liberté et des droits de la personne humaine quelle qu’elle fût, déroutèrent le Mututsi et le firent douter de la finesse de l’Européen. Celui-ci lui parut plus un technicien, une sorte de magicien qu’un diplomate, comme le prouvent les expressions kinyarwanda encore courantes : Abazungu ntibazi ubwenge (les Européens ne sont pas malins), ubwenge bw’abazungu (intelligence européenne).  Si le Mututsi reconnaît à l’Européen ses compétences dans le domaine technique, - électricité, physique, mathématique, etc., - s’il lui reconnaît l’intelligence du livre (ubwenge bwo mu gitabo), il déplore son absence de finesse d’esprit.  Savoir travestir la vérité, donner le change sans éveiller le moindre soupçon est une science qui fait défaut à l’Européen et que le Mututsi est fier de posséder ; le génie de l’intrigue, l’art du mensonge sont à ses yeux des arts dans lesquels il s’enorgueillit d’être fort habile : c’est là le propre du Mututsi et, par contagion et par réflexe de défense, de tout Munyarwanda.

 

      L’évolution actuelle du pays exige normalement que ces conceptions de la politique changent. Le titre héréditaire n’est plus, au XXème siècle, un titre au commandement. C’est la compétence qui doit aujourd’hui justifier les responsabilités. Il faut des chefs capables et intègres ; la priorité de la race doit faire place à la priorité des aptitudes. Il est temps, grand temps, que les structures se transforment. Comment pourront-elles changer ? Il suffit de regarder ce qui s’est passé dans d’autres pays et à d’autres époques pour se faire une idée du processus normal. Il semble que l’évolution des peuples soit partout la même : au début une classe domine une autre, une classe opulente et puissante gouverne une classe pauvre, méprisée et souvent opprimée ; quelques éléments des classes inférieures commencent par s’émanciper et, soit par leur énergie, soit par leur savoir, arrivent à imposer le respect, encore qu’on se plaise parfois à les traiter de parvenus pour les humilier ; dans le reste de la masse se crée en même temps une prise de conscience progressive de la situation anormale où elle se trouve et un désir de plus en plus vif d’en sortir. Le sentiment d’injustice que ressentirent à un moment donné les plébéiens romains vis­-à-vis des patriciens, les serfs vis-à-vis des seigneurs dans l’ancien régime, est celui qu’éprouvent aujourd’hui les Bahutu par rapport aux Batutsi. Ils cherchent leur émancipation, leur accession à un monde libre et égal pour tous.

 

      C’est ainsi qu’il faut comprendre les discussions, les manifestes, les articles qui se succèdent à un rythme de plus en plus rapide. L’histoire nous montre que lorsque des revendications arrivent à ce point de maturité, elles aboutissent fatalement à des révolutions ou des guerres civiles, si les responsables ne leur donnent pas une réponse satisfaisante. De tels bouleversements menacent-ils le Rwanda ? Je n’oserais ni le prétendre, ni le nier. Mais il me paraît certain que le moment est venu de trouver un compromis qui, sauvegardant les intérêts des uns et des autres, établisse une paix sociale équitable et préserve le pays des luttes fratricides. N’est-ce pas la tâche de la Nation tutrice de trouver, aujourd’hui, ce compromis ?  FIN de l’article de Stanislas Bushayija

 

 

Cet article : Aux origines du problème Bahutu au Rwanda »,

 

 Revue Nouvelle, Tome XXVIII, N° 12 de décembre 1958, pp. 594-597, a été retranscrite par le Centre de Lutte contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda qui estime que tous les rwandais épris de justice et de vérité devraient avoir le courage d’en discuter profondément.

 

L’abbé Stanislas BUSHAYIJA évoque déjà en 1958, comme un prophète, ce qui est arrivé en novembre 1959 lorsque les tenants du pouvoir monarchique ont refusé tout compromis. La situation actuelle qui prévaut au Rwanda exige un compromis politique que le Général Paul KAGAME et sa junte militaire refusent de trouver depuis 10 ans. Depuis 10 ans, c’est l’exploitation sociopolitique et socioéconomique du génocide rwandais qui paralyse le pays et qui permet à un tout petit noyau de s’enrichir sur le dos de la population (par le refus de tout dialogue, par des comportement arrogants des nouveaux riches, par des salaires exorbitants réservés aux privilégiés (tutsi et hutu de service de Kagame) et par des lois liberticides qui violent les droits civils, politiques et économiques de toute une population appauvrie par une politique suicidaire). Le butin de guerre provenant des pillages des richesses minières du Congo-Kinshasa, des détournements de fonds publics, des aides et des dons provenant de l’étranger, a créé un large fossé entre les nouveaux riches, les paysans et les pauvres exclus qui s’entassent dans les villes où ils n’ont même plus droit de s’inventer des emplois pour survivre et entretenir leurs enfants (nous pensons aux artisans de Gakiniiro relégués à Gaculiro et aux vendeurs ambulants chassés à coups de pieds du Centre-ville Kigali).

      Cet article de l’abbé Stanislas Bushayija n’a pas su réveiller ceux qui se complaisaient dans l’opulence en 1958 comme il ne risque pas de réveiller l’ensemble de la nouvelle classe dirigeante qui doit exclusivement sa seule protection à la « grande machine à tuer, à terroriser et à exclure » du président rwandais, le Général Paul KAGAME. Cette classe dirigeante qui a les yeux qui ne voient rien et des oreilles qui n’entendent pas les gémissements de toute une population affamée, malade, mal à l’aide et surtout fatiguée « de ce fonds de commerce » qu’est devenu le génocide rwandais.

Dans son témoignage du 14 mars 2004 à la page 18, le lieutenant Abdul RUZIBIZA, un rescapé tutsi et déserteur de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR)  explique la ruse du FPR dans un chapitre intitulé « Pourquoi les cruautés faites dans les zones contrôlées par le FPR sont-elles restées méconnues ? » :

      La principale ruse toujours utilisée par le FPR est de nier tous les crimes commis, même si par la suite il doit avouer après le constat que cela ne lui ferait pas de tort. Pendant toute la durée de la guerre, le FPR n’a autorisé la visite des journalistes dans sa zone de contrôle que quand il était sûr qu’ils ne lui étaient pas hostiles. Quant aux autres journalistes, c’étaient ceux qu’il avait corrompus comme le nommé Hussein Abdou Hassan de la BBC. Personne ne savait s’il s’agissait d’un Inkotanyi (FPR) ou d’un journaliste d’une Radio aussi respectable comme la BBC.

 Pour faire visiter les journalistes dans sa zone de contrôle, le FPR les invitait quand il voulait, les conduisait là où il voulait, et même les prévenait qu’il y avait des mines cachés ici et là, que les combats font rage de ce côté-ci, bref le journaliste était orienté dans une voie bien préparée longtemps à l’avance. En général on les faisait visiter le long de la frontière et non à l’intérieur du pays. Ainsi les journalistes croyaient faire une longue distance à travers le pays alors qu’ils ne dépassaient même pas 1 km de la frontière et une fois fatigués, ils étaient logés sur place. Cette supercherie a longtemps alimenté la propagande du FPR sans que personne n’aperçoive ses charniers. Un autre point où les Inkotanyi (FPR) ont été plus rusé que le gouvernement, consistait à brûler les corps de ses victimes pour disperser les cendres loin des lieux des massacres de façon qu’il n’était pas facile d’identifier les personnes tuées. Mais nous connaissons plusieurs endroits où les massacres des populations ont eu lieu.

 En aucune occasion on ne pouvait surprendre les Inkotanyi car il fallait avoir une autorisation pour pénétrer et se promener dans la zone qu’ils contrôlaient. De 1958 à 2004, il y a 46 ans presque un demi-siècle, les deux témoins, tous d’authentiques Batutsi, dénoncent la ruse, l’intrigue et le mensonge comme une arme politique.

 



[1] Stanislas Bushayija, « Aux origines du problème Bahutu au Rwanda », Revue Nouvelle, Tome XXVIII, N° 12 de décembre 1958, pp. 594-597.