Attentat contre l'avion présidentiel au Rwanda : analyse du réquisitoire définitif

18 OCT. 2018

 PAR FATIMAD

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Le parquet de Paris vient de requérir un non-lieu pour les suspects mis en examen dans l’attentat commis le 6 avril 1994 à Kigali contre l’avion du président rwandais Habyarimana. Le réquisitoire soulève de nombreuses questions et, après une instruction qui a duré vingt ans, ouvre la perspective d’un crime sans auteur et, dès lors, de l’impunité.

 Le 10 octobre 2018, le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Paris a requis un non-lieu pour les suspects mis en examen dans l’affaire de l’attentat, le 6 avril 1994, contre l’avion du Président rwandais Juvénal Habyarimana. L’attentat fut non pas la cause, mais l’élément déclencheur du génocide et d’autres crimes de masse. Suite à une plainte avec constitution de partie civile, une information judiciaire avait été ouverte le 27 mars 1998 contre X du chef d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste.

 Durant les vingt ans qu’elle a duré, cette instruction a connu de nombreux rebondissements et, surtout, provoqué une grande hostilité de la part du régime rwandais envers la France. Je n’évoquerai pas ici les nombreux incidents qui ont émaillé cette procédure. Même s’il faut rappeler qu’en France le parquet relève du pouvoir exécutif, et plus précisément du ministre de la Justice, mon analyse se basera exclusivement sur le texte du réquisitoire. Contrairement à d’autres ayant émis des commentaires, je ne suggérerai pas que des motifs politiques ont inspiré la décision du parquet. La bonne foi se présume et je ne veux pas douter du professionnalisme ni de l’indépendance du procureur. A deux reprises, au début et à la fin du réquisitoire, on sent néanmoins son malaise : « cette information judiciaire était évidemment amenée à se dérouler dans des conditions atypiques ne facilitant pas la manifestation de la vérité » (p. 7) ; la procédure « ne saurait prendre trop largement en compte un contexte rwandais fluctuant, chaotique et finalement très difficile à appréhender » (p. 91).

 Alors que le réquisitoire aborde de nombreux points, trois éléments cruciaux émergent : l’endroit d’où les missiles ont été tirés, la nature des missiles et leur cheminement, et enfin l’identité des tireurs. Je parcours le réquisitoire dans cet ordre.

 L’endroit du tir

 Cette question est considérée comme cruciale depuis longtemps. Il y a grosso modo deux positions : l’une situe le lieu du tir dans la vallée de Masaka, l’autre dans le domaine militaire de Kanombe.[1]Parmi les 12 témoins cités à ce sujet par le réquisitoire, huit désignent les environs de Masaka, tandis que les quatre autres citent des endroits divers dans la zone de Kanombe. Il est intéressant de noter que même cinq des huit témoignages repris du rapport de la commission rwandaise dite « Mutsinzi », sur laquelle je reviendrai, retiennent Masaka. Deux témoignages sont particulièrement importants. En effet, les officiers belges Massimo Pasuch et Daniel Daubresse, entendus par l’auditorat militaire belge moins d’un mois après l’attentat, avaient une bonne vue de la vallée à travers la baie vitrée de la maison de Pasuch. Les deux situent le départ des tirs dans la zone de Masaka. Deux autres sources citées dans le réquisitoire, le rapport Hourigan du TPIR et Amadou Deme, enquêteur dans son équipe, relèvent que deux officiers du FPR affirment que les missiles ont été tirés depuis Masaka.  Notons également que les lanceurs des missiles utilisés dans l’attaque ont été retrouvés par des paysans dans la vallée de Masaka.

 Il convient d’ajouter que d’autres témoins, qui n’ont pas été entendus lors de l’instruction, indiquent également la vallée de Masaka comme lieu de départ des missiles. Ainsi la journaliste belge Colette Braeckman écrit immédiatement après les faits : « Il apparaît aussi –et nous l’avons constaté sur place– que le tir est parti du lieudit Massaka (sic) ».[2]J’ai moi-même en octobre 1994 rencontré plusieurs témoins oculaires à Masaka ; ils m’ont affirmé que les missiles sont partis de la vallée de Masaka. Un rapport resté jusque-là secret de l’équipe « enquêtes spéciales » du bureau du procureur du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) mais divulgué récemment fait état du transport des missiles vers Masaka et de leur entreposage dans la maison de la famille du caporal FPR Bosco Ndayisaba en vue de l’opération.[3]Sur base de documents du TPIR et d’interviews d’anciens du FPR, Judi Rever confirme que les missiles furent stockés dans une maison près de la vallée de Masaka. Ses informations confirment également que les missiles ont été tirés au départ de Masaka.[4]

 Pourquoi les témoins de Masaka n’ont-ils pas été auditionnés ? Dans le rapport du « comité indépendant » Mutsinzi sur l’attentat, les témoignages de la « population des collines proches du lieu de l’attentat » sont évacuées en quelques lignes : « Fautes de connaissances techniques minimum, leurs récits sont peu clairs sur la nature des phénomènes observés et parfois même invraisemblables. Certains de ces témoins confondent ce qu’ils ont appris par d’autres avec ce qu’ils ont vu eux-mêmes, de sorte que leurs témoignages ne présentent pas un grand intérêt ».[5]Or le rapport Mutsinzi veut montrer que les missiles sont partis du camp militaire de Kanombe, et toute information contraire doit donc être exclue. J’évoquerai plus loin la valeur qui peut être donnée à ce rapport et l’usage qui en est fait dans le réquisitoire. Tout comme le comité Mutsinzi, les magistrats instructeurs n’ont pas interrogé des témoins à Masaka.

 Alors que la plupart des témoins oculaires situent le départ des missiles dans la zone de Masaka, une expertise balistique réalisée à la demande des juges d’instruction français écarte cette possibilité. Les experts sont partis de l’hypothèse d’une approche directe, « normale » de l’avion, mais ils n’excluent pas qu’une altération de la trajectoire aurait pu être effectuée après le premier tir. Le rapport d’expertise en dit ceci : « Cette inclinaison vers la gauche suivie d’une extinction des feux pourrait indiquer que, voyant le premier trait lumineux, l’équipage ait alors tenté une manœuvre d’évitement qui paraît logique du point de vue d’un pilote, consistant à couper ses éclairages à des fins de furtivité et changer brusquement sa trajectoire ».[6]De même, « une altération de trajectoire a pu être effectuée par les pilotes s’ils ont aperçu le premier tir, celui qui a manqué son but. Il est dans la logique d’un pilote militaire de dévier latéralement sa trajectoire et éventuellement effectuer un changement brusque d’altitude ».[7]La possibilité d’une manœuvre d’évitement a fait l’objet d’un complément d’expertise qui conclut qu’il n’y en a pas eu et que même en cas d’évitement, les missiles ne pouvaient pas être tirés depuis Masaka. Cependant, le rapport (ou du moins le réquisitoire) ne dit pas d’où seraient partis les missiles s’il y avait eu évitement.[8]Conclusion de l’expertise : même si deux positions de tir situées à Masaka offraient « la probabilité d’atteinte la plus élevée de toutes les positions de tir étudiées », les experts désignent deux endroits dans le domaine militaire de Kanombe où « la probabilité d’atteinte apparaissait suffisante pour que, sur les deux missiles tirés, l’un d’eux puisse toucher l’avion ». Ces deux positions se trouvent près du cimetière, en lisière du domaine. « Les missiles pouvaient néanmoins avoir été tirés depuis une zone plus étendue de l’ordre d’une centaine de mètres voire plus », ce qui situerait le départ des tirs à l’extérieur du domaine et en tout cas très éloigné du camp militaire. Le réquisitoire ajoute que ces conclusions « s’avéraient cohérentes avec les déclarations de Massimo Pasuch et Daniel Daubresse », alors que nous avons vu qu’ils situent le départ des missiles dans la zone de Masaka.

 Alors que le rapport d’expertise est très fouillé et semble, du moins pour le laïc que je suis, professionnel, l’écart entre ses conclusions et la plupart des témoins oculaires est frappant. Rappelons que certains de ces témoignages ont été recueillis rapidement après l’événement. Il est dès lors étonnant que le réquisitoire n’aborde pas cette apparente contradiction ni se pose la question de savoir comment ces deux éléments de preuve, les témoignages d’une part et l’expertise balistique de l’autre, peuvent être conciliés. Il n’évoque pas non plus la distance entre le camp militaire de Kanombe et les positions de tir retenues par les experts. Enfin, le procureur ne dit pas comment expliquer le fait que les lanceurs de missiles tirés depuis la zone de Kanombe ont été retrouvés dans la vallée de Masaka.

 
La nature des missiles et leur cheminement

 Le réquisitoire rappelle que deux lanceurs de missiles ont été trouvés dans la vallée de Masaka par des paysans, environ deux semaines après l’attentat. Cette découverte est confirmée par diverses sources citées dans le réquisitoire, ainsi que par un témoin que j’ai rencontré à Masaka en octobre 1994.[9]  Les lanceurs sont remis à l’armée et, le 25 avril 1994, le lieutenant Munyaneza retranscrit à la main les numéros de série :

 

90Π22-1-01                                                   90Π22-1-01

04-87                                                             04-87

04814                                                            04835

9M313-1                                                       9M313-1

04-87                                                             04-87

04814                                                            04835

C                                                                    C

LOD.COMP                                                   LOD.COMP

 

D’après le lieutenant Munyaneza, les lanceurs sont vides et ont donc été utilisés. Selon le réquisitoire, un représentant du parquet militaire de Moscou a confirmé que « les lance-missiles portant les numéros de série 04814 et 04835 avaient bien été fabriqués en ex-URSS en 1987 et qu’ils avaient fait partie d’un lot de 40 unités vendues au gouvernement ougandais dans le cadre d’un marché d’Etat à Etat ». Etrangement, sous le titre « Les incertitudes relatives à la découverte de ces lance-missiles », le réquisitoire émet des doutes sur la découverte à Masaka, exclusivement sur la base des « constats » du rapport Mutsinzi.

 Puisque ce rapport est également évoqué ailleurs dans le réquisitoire, il faut donc dire un mot sur les travaux du comité Mutsinzi, qui se présente comme « indépendant », mais qui ne l’est pas du tout. Le rapport a pour objet de démontrer que l’avion du président Habyarimana n’a pas été abattu par le FPR, comme l’avait conclu l’instruction du juge Bruguière, mais par des radicaux hutu en désaccord avec la politique présidentielle. Le rapport soulève nombre de questions importantes. Le comité Mutsinzi se targue de son impartialité, il reste que  tous les commissaires sont membres du FPR, ce qui le rend juge et partie. Ceci est très clair dès les premières pages et se confirme à travers l’ensemble du rapport, puisque l’enquête ne va que dans une seule direction, celle des extrémistes hutu, alors que les données mettant en cause le FPR sont systématiquement ignorées. Le comité dit avoir interrogé des centaines de témoins, mais la crédibilité de leurs déclarations est sujette à caution. Parmi ceux identifiés, des dizaines sont des membres de l’ancienne armée gouvernementale FAR ; entendus dans un contexte de crainte d’arrestation ou pire et sachant très bien ce que les représentants du pouvoir FPR voulaient leur entendre dire, leurs témoignages ne sont guère probants. De nombreux exemples dans le rapport montrent que la méthode employée par le comité n’est pas sans soulever de sérieuses réserves: celui-ci présente d’abord des hypothèses non prouvées voire même des contrevérités comme des faits, et l’accumulation de ces « faits » permet ensuite de dégager la « vérité ». La conclusion à laquelle aboutit le comité ne trouve pas de fondement crédible dans les données qui se dégagent de l’enquête.[10] Dans ces conditions, il est étonnant que le procureur accorde la moindre force probante au rapport Mutsinzi. Il n’émet aucune réserve, alors qu’il le fait pour d’autres éléments du dossier –souvent d’ailleurs à juste titre.

 Je ferme cette parenthèse pour retourner à la question des missiles. Dans le réquisitoire, tout pointe dans la direction du FPR : les craintes de l’équipage du Falcon 50 que l’avion puisse être abattu par des missiles sol-air en possession du FPR ; le fait qu’un SA-16 (no. 04924) abandonné sur le front par le FPR en mai 1991 « provenait, selon les autorités russes, du même lot que les lance-missiles découverts après l’attentat » (un doute sur ce constat est tiré du rapport Mutsinzi) ; la confirmation par d’autres témoignages « tout en se montrant parfois imprécis sur les circonstances de l’utilisation de ces missiles ». Quant aux Forces armées rwandaises (FAR), le réquisitoire ne suggère nulle part qu’elles ont été en possession de missiles sol-air, même s’il y a des indications qu’elles aient, en vain, voulu en acquérir, ce qui était connu. D’autres informations sont venues conforter les indications que le FPR possédait des missiles sol-air. Un rapport de la MONUSCO[11]fait état d’un missile SA-16 (no. 04860) pris en septembre 1998 par l’ALIR[12]sur le RCD[13]/APR[14]à Goma et récupéré en août 2016 par les FARDC[15]sur les FDLR[16](ancienne ALIR) à Mubirubiru (RDC). La MONUSCO « souligne des convergences étroites avec d’autres missiles documentés en 1991 et 1994 ».[17]La comparaison des quatre missiles dont les numéros de série sont connus (04814, 04835, 04860 et 04924) avec des inventaires ougandais montre qu’ils proviennent de stocks ougandais. Un seul exemple : l’inventaire ougandais comporte les numéros 04831, 04832, 04833 et 04834 ; le numéro 04835 utilisé dans l’attentat manque.[18]Il n’est donc pas douteux que les missiles en possession du FPR, dont ceux utilisés dans l’attentat, ont été livrés par l’armée ougandaise au FPR, ce que par ailleurs des sources bien placées à Kampala confirment.

 De nombreux témoignages mentionnés dans le réquisitoire évoquent le cheminement des missiles. Plusieurs témoins affirment que les convois de ravitaillement entre Mulindi et le CND[19]à Kigali (le cantonnement des troupes du FPR) contenaient également des armes et des militaires. Le colonel Luc Marchal, commandant du secteur Kigali de la force onusienne MINUAR s’est à diverses reprises plaint de l’insuffisance de contrôle des convois du FPR, évoquant « d’étranges transports de bois ».[20]De même, le réquisitoire évoque Gérard Ntashamaje, ancien cadre du FPR, qui dit avoir appris que les militaires de l’APR se servaient des convois de bois de chauffage pour faire entrer au CND du matériel lourd. Les difficultés de transporter clandestinement des hommes et des armes évoquées dans le réquisitoire sont une nouvelle fois essentiellement reprises du rapport Mutsinzi. Trois témoins cités par le réquisitoire relatent que les missiles ont été entreposés avant l’attentat dans la maison de la famille Munyankindi à Ndera, non loin de Masaka. La sortie du CND du commando n’était pas difficile. Marchal relate comment, malgré ses consignes, les hommes du FPR entraient et sortaient sans contrôle réel et fait état de « différentes brèches dans la clôture du CND ».[21]

 Les auteurs de l’attentat

 Dans le réquisitoire, sept témoins ayant donné des précisions sur l’identité des membres du commando citent les noms suivants : Franck Nziza, Eric Hakizimana, Karegeya, Didier (Mazimpaka), Patiano (Ntambara) et Bosco Ndayisaba. Franck Nziza est cité par tous les témoins comme l’un des tireurs, Eric Hakizimana l’est par trois témoins. Quatre témoins citent Didier Mazimpaka comme chauffeur. Patiano n’est mentionné que deux fois. De même, deux témoins entendus tardivement dans la procédure mentionnent Nziza et Hakizimana, un autre ne cite que Nziza. Par ailleurs, le rapport secret de l’équipe enquêtes spéciales du TPIR cité antérieurement mentionne Nziza comme tireur, Didier Mazimpaka comme chauffeur et Bosco Ndayisaba comme celui qui a caché les missiles dans la maison d’un membre de sa famille. L’accumulation de ces données désigne donc incontestablement au moins Franck Nziza comme un des tireurs, ce qui est confirmé par une anecdote mentionnée dans le réquisitoire : lors d’une célébration à Matimba le 1eroctobre 2000, des chants avaient été entonnés pour remercier le président Kagame d’avoir promu un des soldats ayant abattu l’avion. L’on sait d’autres sources que les chants avaient été interrompus lorsque tombait le nom de Nziza.

 Si certains témoins précisent les noms des membres du commando, diverses sources citées dans le réquisitoire mentionnent plus généralement le FPR comme auteur de l’attaque. Ainsi, Sixbert Musangamfura[22]affirme que plusieurs sources au sein du FPR lui ont dit que le FPR avait commis l’attentat ; Emmanuel Habyarimana[23]relate que « plusieurs officiers du DMI (Directorate of Military Intelligence) avaient ouvertement manifesté leur fierté d’avoir abattu l’avion » ; Balthazar Ndengeyinka[24]dit que certains militaires de l’APR ne cachaient pas être à l’origine de l’attentat. Considérant les positions que ces trois témoins ont exercées dans le régime du FPR après le génocide, il n’est pas étonnant qu’ils aient pu bénéficier de ces confidences. Un autre élément mettant en cause le FPR mentionné brièvement dans le réquisitoire est la rapidité avec laquelle il a entamé son offensive générale après l’attentat. Nous savons en effet qu’elle a commencé tôt le matin du 7 avril[25], ce qui suggère évidemment que l’APR était préparée à attaquer.

 Je ne m’attarderai que sommairement sur la question de la décision, au sommet de l’APR, de commettre l’attentat. Plusieurs témoins évoquent des réunions au quartier général du FPR à Mulindi au cours desquelles la décision d’abattre l’avion a été prise. La décision finale semble avoir été prise lors d’une réunion en février ou mars (deux témoins citent le 30 ou le 31 mars 1994). La liste des présences diffère d’un témoin à l’autre, mais trois noms apparaissent dans quatre témoignages : Paul Kagame, Faustin Kayumba Nyamwasa et James Kabarebe. Deux témoins disent qu’Hubert Kamugisha les a informés de la mise en œuvre du projet. Il se peut que les différences concernant le nom des personnes présentes soient dues au fait qu’il y a eu plusieurs réunions, et de toute façon la liste des présences est relativement peu importante. En effet, connaissant le fonctionnement du FPR/APR une décision de cette ampleur n’aurait pas pu être prise par un subalterne ; elle l’a été au plus haut niveau, c’est-à-dire par Paul Kagame lui-même.

 Les doutes du procureur

 Jusqu’à la page 64 du réquisitoire, les constats sont clairs : malgré des incertitudes sur quelques points, le FPR est désigné comme l’auteur de l’attentat. Ensuite, les doutes s’installent. Que les mis en examen nient tout en bloc sans la moindre concession (pp. 65-72) n’est pas étonnant, mais le procureur examine ensuite « l’affaiblissement des charges réunies à l’encontre des personnes mises en examen et les dernières investigations ».

 Le procureur évoque d’abord le rapport d’expertise balistique dont j’ai parlé antérieurement. Il passe ensuite en revue la fiabilité des principaux témoins. Il y a de la part d’Emmanuel Ruzigana une rétractation totale formulée le 30 novembre 2006, quelques jours après l’émission de l’ordonnance de soit-communiqué du juge Bruguière qui a lancé neuf mandats d’arrêt. Cependant, la rétractation est elle-même douteuse. Ruzigana ment sur plusieurs points, notamment sur son « interpellation » à l’aéroport, qui ne semble pas avoir eu lieu, et sur le fait que d’après lui son audition du 29 mars 2004 a été « falsifiée », alors qu’une expertise montre que c’est bien sa signature qui se trouve en bas du document. Le procureur ne se pose pas la question ni des raisons ni de l’honnêteté de cette rétractation, alors qu’un autre témoin qui s’est un moment rétracté explique pourquoi il l’a fait.

 En effet, Abdul Ruzibiza, entendu en juillet 2003, affirme le 13 novembre 2008, quelques jours après l’arrestation de Rose Kabuye, qu’il a « tout inventé » au sujet de l’attentat. De nouveau entendu le 15 juin 2010, il revient sur certaines de ces déclarations, admettant notamment qu’il n’a pas toujours été témoin oculaire, mais confirme les faits relatés, qu’il dit tenir de témoins directs ou de sources indirectes. Revenant sur sa rétractation, il dit avoir voulu protéger sa sécurité personnelle et celle d’autres témoins.  A nouveau, le procureur ne tire pas de conclusions, et notamment ne pose pas la question de la force probante ou non des déclarations du témoin.

 Le 6 juillet 2011, la défense produit quatre témoignages rédigés en mars 2001 affirmant qu’Innocent Marara et Evariste Musoni n’étaient pas encore membres de l’APR en avril 1994 et qu’en conséquence, ils n’avaient pas pu être témoins des faits qu’ils disaient avoir constatés. Cependant, ces quatre témoins ne semblent pas avoir été entendus par l’instruction et ce serait donc sur la foi de la défense que le procureur prend en compte ces témoignages. Même en admettant les témoignages produits par la défense, Marara et Musoni relatent également des faits qui se sont produits après leur supposée entrée à l’APR. Marara affirme que, fin décembre 1994 ou début janvier 1995, il a recueilli les confidences de Franck Nziza, qui avait reconnu sa participation à l’attentat, précisant que le premier tir avait raté sa cible et qu’il avait personnellement réussi à toucher l’avion avec un second missile. Quant à lui, Musoni déclare que, « beaucoup plus tard, Mutayega Nyakarundi lui avait confié que trois militaires du haut-commandement avaient participé à l’attentat et qu’il s’agissait de Franck Nziza, de Bosco Ndayisaba et du ‘sergent Didier’ ». Ici comme dans les cas précédents, le procureur semble estimer que ces témoignages sont viciés dans leur ensemble.

 Relevons enfin que deux autres témoins dits « directs », Albert Mudenge et Aloys Ruyenzi, ne sont mis en cause d’aucune façon, mais le procureur semble les avoir évacués comme les autres, alors qu’à première vue leurs témoignages doivent être considérés.[26]

 Conclusion

 Le réquisitoire conclut que « les incertitudes restent nombreuses ». Le procureur dit que « la découverte de deux lance-missiles SA-16 ayant transité par l’armée ougandaise n’a pu que constituer un indice tendant à désigner le FPR comme responsable de cet attentat » et qu’il « est même impossible de dire si ces dispositifs étaient fonctionnels ou s’ils avaient déjà été utilisés » (p. 91). La façon dont le procureur évacue cette piste est étonnante, alors qu’il s’agit d’une donnée matérielle de grande importance. Le procureur semble admettre que les missiles provenaient de stocks ougandais. Considérant les liens de l’APR avec l’armée ougandaise et les preuves que celle-ci a fourni des missiles sol-air de type SA-16 à l’APR, il ne s’agit pas « que d’un indice » mais d’une preuve. Par ailleurs, les missiles ont bel et bien été utilisés, puisque les lanceurs ont été retrouvés vides. Le constat du procureur que « toutes les personnes mises en cause rejettent la détention (par l’APR) de missiles anti-aériens » (p. 92) ne saurait constituer un argument, puisqu’il est évident que les mis en examen nient les faits qui leur sont reprochés.

 Le réquisitoire mène à une situation paradoxale. Si, comme le procureur le suggère, il n’est pas prouvé que les missiles étaient en possession de l’APR et qu’ils ont été tirés depuis un endroit inaccessible à l’APR, qui a commis l’attentat ? Il n’exploite  nulle part la piste des FAR ou des extrémistes hutu, sans doute parce qu’aucun indice ne les désigne. Sur ce point, il ne suit pas le comité Mutsinzi qui avait conclu à leur culpabilité. On est donc confronté à un crime sans auteurs, conclusion désolante après vingt ans d’enquêtes.

 Le procureur conclut, à juste titre, que le doute doit profiter aux mis en examen. Mais le doute de l’un n’est pas celui de l’autre, et la manière appropriée pour résoudre cette contradiction est le débat contradictoire devant une cour de justice. Si, pour des raisons que l’on peut comprendre, le procureur ne souhaitait pas inculper les commanditaires, il aurait pu suivre une démarche raisonnable pour mener ce débat par la mise en accusation devant la cour d’assises au moins de Franck Nziza, sur lequel convergent tous les éléments du dossier, du chef d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste.

 Filip Reyntjens

Professeur émérite à l’Université d’Anvers

 

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