Attentat
contre l'avion
présidentiel au Rwanda : analyse du réquisitoire
définitif
18
OCT. 2018
PAR FATIMAD
BLOG
: LE BLOG DE
FATIMAD
Le
parquet de Paris vient de requérir un non-lieu pour
les suspects mis en examen dans l’attentat commis le 6 avril
1994 à Kigali
contre l’avion du président rwandais Habyarimana.
Le réquisitoire soulève de
nombreuses questions et, après une instruction qui a
duré vingt ans, ouvre la
perspective d’un crime sans auteur et, dès lors,
de l’impunité.
Durant
les vingt
ans qu’elle a duré, cette instruction a connu de
nombreux rebondissements et,
surtout, provoqué une grande hostilité de la part
du régime rwandais envers la
France. Je n’évoquerai pas ici les nombreux
incidents qui ont émaillé cette
procédure. Même s’il faut rappeler
qu’en France le parquet relève du pouvoir
exécutif, et plus
précisément du ministre de la Justice, mon
analyse se
basera exclusivement sur le texte du réquisitoire.
Contrairement à d’autres
ayant émis des commentaires, je ne suggérerai pas
que des motifs politiques ont
inspiré la décision du parquet. La bonne foi se
présume et je ne veux pas
douter du professionnalisme ni de l’indépendance
du procureur. A deux reprises,
au début et à la fin du réquisitoire,
on sent néanmoins son malaise :
« cette information judiciaire était
évidemment amenée à se
dérouler dans
des conditions atypiques ne facilitant pas la manifestation de la
vérité »
(p. 7) ; la procédure « ne
saurait prendre trop largement en compte
un contexte rwandais fluctuant, chaotique et finalement très
difficile à
appréhender » (p. 91).
Alors
que le
réquisitoire aborde de nombreux points, trois
éléments cruciaux émergent :
l’endroit d’où les missiles ont
été tirés, la nature des missiles et
leur
cheminement, et enfin l’identité des tireurs. Je
parcours le réquisitoire dans
cet ordre.
L’endroit
du tir
Cette
question
est considérée comme cruciale depuis longtemps.
Il y a grosso
modo deux positions : l’une situe
le lieu du tir dans la vallée
de Masaka, l’autre dans le domaine militaire de
Kanombe.[1]Parmi les 12 témoins
cités à ce sujet par le réquisitoire,
huit désignent les environs de Masaka,
tandis que les quatre autres citent des endroits divers dans la zone de
Kanombe. Il est intéressant de noter que même cinq
des huit témoignages repris
du rapport de la commission rwandaise dite
« Mutsinzi », sur laquelle
je reviendrai, retiennent Masaka. Deux témoignages sont
particulièrement
importants. En effet, les officiers belges Massimo Pasuch et Daniel
Daubresse,
entendus par l’auditorat militaire belge moins d’un
mois après l’attentat,
avaient une bonne vue de la vallée à travers la
baie vitrée de la maison de
Pasuch. Les deux situent le départ des tirs dans la zone de
Masaka. Deux autres
sources citées dans le réquisitoire, le rapport
Hourigan du TPIR et Amadou
Deme, enquêteur dans son équipe,
relèvent que deux officiers du FPR affirment
que les missiles ont été tirés depuis
Masaka. Notons également que
les lanceurs des missiles utilisés dans l’attaque
ont été retrouvés par des
paysans dans la vallée de Masaka.
Il
convient
d’ajouter que d’autres témoins, qui
n’ont pas été entendus lors de
l’instruction, indiquent également la
vallée de Masaka comme lieu de départ des
missiles. Ainsi la journaliste belge Colette Braeckman écrit
immédiatement
après les faits : « Il
apparaît aussi –et nous l’avons
constaté sur
place– que le tir est parti du lieudit Massaka
(sic) ».[2]J’ai moi-même en
octobre 1994 rencontré plusieurs témoins
oculaires à Masaka ; ils m’ont
affirmé que les missiles sont partis de la vallée
de Masaka. Un rapport resté
jusque-là secret de l’équipe
« enquêtes
spéciales » du bureau du
procureur du TPIR (Tribunal pénal international pour le
Rwanda) mais divulgué
récemment fait état du transport des missiles
vers Masaka et de leur
entreposage dans la maison de la famille du caporal
FPR Bosco Ndayisaba en vue de
l’opération.[3]Sur base de
documents du TPIR et d’interviews d’anciens du FPR,
Judi Rever confirme que les
missiles furent stockés dans une maison près de
la vallée de Masaka. Ses
informations confirment également que les missiles ont
été tirés au départ de
Masaka.[4]
Pourquoi
les
témoins de Masaka n’ont-ils pas
été auditionnés ? Dans le
rapport du
« comité
indépendant » Mutsinzi sur
l’attentat, les témoignages de la
« population des collines proches du lieu de
l’attentat » sont
évacuées en quelques lignes :
« Fautes de connaissances techniques
minimum, leurs récits sont peu clairs sur la nature des
phénomènes observés et
parfois même invraisemblables. Certains de ces
témoins confondent ce qu’ils ont
appris par d’autres avec ce qu’ils ont vu
eux-mêmes, de sorte que leurs
témoignages ne présentent pas un grand
intérêt ».[5]Or le rapport
Mutsinzi
veut montrer que les missiles sont partis du camp militaire de Kanombe,
et
toute information contraire doit donc être exclue.
J’évoquerai plus loin la
valeur qui peut être donnée à ce
rapport et l’usage qui en est fait dans le
réquisitoire. Tout comme le comité Mutsinzi, les
magistrats instructeurs n’ont
pas interrogé des témoins à Masaka.
Alors
que la
plupart des témoins oculaires situent le départ
des missiles dans la zone de
Masaka, une expertise balistique réalisée
à la demande des juges d’instruction
français écarte cette possibilité. Les
experts sont partis de l’hypothèse d’une
approche directe, « normale » de
l’avion, mais ils n’excluent pas qu’une
altération de la trajectoire aurait pu être
effectuée après le premier tir.
Le rapport d’expertise en dit ceci :
« Cette inclinaison vers la
gauche suivie d’une extinction des feux pourrait indiquer
que, voyant le
premier trait lumineux, l’équipage ait alors
tenté une manœuvre
d’évitement qui
paraît logique du point de vue d’un pilote,
consistant à couper ses éclairages
à des fins de furtivité et changer
brusquement sa trajectoire ».[6]De
même, « une altération de
trajectoire a pu être effectuée par les pilotes
s’ils ont aperçu le premier tir, celui qui a
manqué son but. Il est dans la
logique d’un pilote militaire de dévier
latéralement sa trajectoire et
éventuellement effectuer un changement brusque
d’altitude ».[7]La
possibilité d’une manœuvre
d’évitement a fait l’objet
d’un complément
d’expertise qui conclut qu’il n’y en a
pas eu et que même en cas d’évitement,
les missiles ne pouvaient pas être tirés depuis
Masaka. Cependant, le rapport
(ou du moins le réquisitoire) ne dit pas
d’où seraient partis les missiles s’il
y avait eu évitement.[8]Conclusion de
l’expertise : même si deux positions
de tir situées à Masaka offraient
« la probabilité d’atteinte la
plus
élevée de toutes les positions de tir
étudiées », les experts
désignent
deux endroits dans le domaine militaire de Kanombe où
« la probabilité
d’atteinte apparaissait suffisante pour que, sur les deux
missiles tirés, l’un
d’eux puisse toucher l’avion ».
Ces deux positions se trouvent près du
cimetière, en lisière du domaine. « Les
missiles pouvaient néanmoins avoir été
tirés depuis une zone plus étendue de
l’ordre d’une centaine de mètres voire
plus », ce qui situerait le départ des
tirs à l’extérieur du domaine et en
tout cas très éloigné du camp
militaire. Le réquisitoire ajoute que ces
conclusions « s’avéraient
cohérentes avec les déclarations de Massimo
Pasuch et Daniel Daubresse », alors que nous avons
vu qu’ils situent le
départ des missiles dans la zone de Masaka.
Alors
que le
rapport d’expertise est très fouillé et
semble, du moins pour le laïc que je
suis, professionnel, l’écart entre ses conclusions
et la plupart des témoins
oculaires est frappant. Rappelons que certains de ces
témoignages ont été
recueillis rapidement après
l’événement. Il est dès lors
étonnant que le
réquisitoire n’aborde pas cette apparente
contradiction ni se pose la question
de savoir comment ces deux éléments de preuve,
les témoignages d’une part et
l’expertise balistique de l’autre, peuvent
être conciliés. Il n’évoque
pas non
plus la distance entre le camp militaire de Kanombe et les positions de
tir
retenues par les experts. Enfin, le procureur ne dit pas comment
expliquer le
fait que les lanceurs de missiles tirés depuis la zone de
Kanombe ont été
retrouvés dans la vallée de Masaka.
La
nature des missiles
et leur cheminement
Le
réquisitoire
rappelle que deux lanceurs de missiles ont été
trouvés dans la vallée de Masaka
par des paysans, environ deux semaines après
l’attentat. Cette découverte est
confirmée par diverses sources citées dans le
réquisitoire, ainsi que par un
témoin que j’ai rencontré à
Masaka en octobre 1994.[9] Les lanceurs
sont remis à l’armée et, le 25 avril
1994, le lieutenant Munyaneza retranscrit
à la main les numéros de
série :
90Π22-1-01 90Π22-1-01
04-87 04-87
04814 04835
9M313-1 9M313-1
04-87 04-87
04814 04835
C C
LOD.COMP LOD.COMP
D’après
le lieutenant
Munyaneza, les lanceurs sont vides et ont donc
été utilisés. Selon le
réquisitoire, un représentant du parquet
militaire de Moscou a confirmé que
« les lance-missiles portant les numéros
de série 04814 et 04835 avaient
bien été fabriqués en ex-URSS en 1987
et qu’ils avaient fait partie d’un lot de
40 unités vendues au gouvernement ougandais dans le cadre
d’un marché d’Etat à
Etat ». Etrangement, sous le titre
« Les incertitudes relatives à la
découverte de ces lance-missiles », le
réquisitoire émet des doutes sur la
découverte à Masaka, exclusivement sur la base
des « constats » du
rapport Mutsinzi.
Puisque
ce
rapport est également évoqué ailleurs
dans le réquisitoire, il faut donc dire
un mot sur les travaux du comité Mutsinzi, qui se
présente comme
« indépendant »,
mais qui ne l’est pas du tout. Le rapport a pour objet de
démontrer que l’avion
du président Habyarimana n’a pas
été abattu par le FPR, comme l’avait
conclu
l’instruction du juge Bruguière, mais par des
radicaux hutu en désaccord avec la
politique présidentielle. Le rapport soulève
nombre de questions importantes.
Le comité Mutsinzi se targue de son impartialité,
il reste que tous
les commissaires sont membres du FPR, ce qui le rend juge et partie.
Ceci est
très clair dès les premières pages et
se confirme à travers l’ensemble du
rapport, puisque l’enquête ne va que dans une seule
direction, celle des extrémistes
hutu, alors que les
données mettant en cause le FPR sont
systématiquement ignorées. Le comité
dit
avoir interrogé des centaines de témoins, mais la
crédibilité de leurs
déclarations est sujette à caution. Parmi ceux
identifiés, des dizaines sont
des membres de l’ancienne armée gouvernementale
FAR ; entendus dans un contexte
de crainte d’arrestation ou pire et sachant très
bien ce que les représentants
du pouvoir FPR voulaient leur entendre dire, leurs
témoignages ne sont guère
probants. De nombreux exemples dans le rapport montrent que la
méthode employée
par le comité n’est pas sans soulever de
sérieuses réserves: celui-ci présente
d’abord des hypothèses non prouvées
voire même des contrevérités comme des
faits, et l’accumulation de ces « faits »
permet ensuite de dégager la «
vérité
». La conclusion à laquelle aboutit le
comité ne trouve pas de fondement
crédible dans les données qui se
dégagent de l’enquête.[10] Dans
ces
conditions, il est étonnant que le procureur accorde la
moindre force probante
au rapport Mutsinzi. Il n’émet aucune
réserve, alors qu’il le fait pour
d’autres éléments du dossier
–souvent d’ailleurs à juste titre.
Je
ferme cette
parenthèse pour retourner à la question des
missiles. Dans le réquisitoire,
tout pointe dans la direction du FPR : les craintes de
l’équipage du
Falcon 50 que l’avion puisse être abattu par des
missiles sol-air en possession
du FPR ; le fait qu’un SA-16 (no. 04924)
abandonné sur le front par le FPR
en mai 1991 « provenait, selon les
autorités russes, du même lot que les
lance-missiles découverts après
l’attentat » (un doute sur ce constat est
tiré du rapport Mutsinzi) ; la confirmation par
d’autres témoignages
« tout en se montrant parfois imprécis
sur les circonstances de
l’utilisation de ces missiles ». Quant aux
Forces armées rwandaises (FAR),
le réquisitoire ne suggère nulle part
qu’elles ont été en possession de
missiles sol-air, même s’il y a des indications
qu’elles aient, en vain, voulu
en acquérir, ce qui était connu.
D’autres informations sont venues conforter
les indications que le FPR possédait des missiles sol-air.
Un rapport de la
MONUSCO[11]fait état d’un missile SA-16 (no.
04860) pris en septembre 1998 par
l’ALIR[12]sur le RCD[13]/APR[14]à Goma et
récupéré en août 2016 par
les
FARDC[15]sur les FDLR[16](ancienne ALIR) à Mubirubiru (RDC).
La MONUSCO
« souligne des convergences étroites avec
d’autres missiles documentés en
1991 et 1994 ».[17]La comparaison des quatre
missiles dont les numéros de
série sont connus (04814, 04835, 04860 et 04924) avec des
inventaires ougandais
montre qu’ils proviennent de stocks ougandais. Un seul
exemple :
l’inventaire ougandais comporte les numéros 04831,
04832, 04833 et 04834 ;
le numéro 04835 utilisé
dans l’attentat
manque.[18]Il n’est donc pas douteux que les
missiles en possession du FPR,
dont ceux utilisés dans l’attentat, ont
été livrés par
l’armée ougandaise au
FPR, ce que par ailleurs des sources bien placées
à Kampala confirment.
De
nombreux
témoignages mentionnés dans le
réquisitoire évoquent le cheminement des
missiles. Plusieurs témoins affirment que les convois de
ravitaillement entre
Mulindi et le CND[19]à Kigali (le cantonnement des troupes
du FPR) contenaient
également des armes et des militaires. Le colonel Luc
Marchal, commandant du
secteur Kigali de la force onusienne MINUAR s’est
à diverses reprises plaint de
l’insuffisance de contrôle des convois du FPR,
évoquant
« d’étranges transports
de bois ».[20]De même, le
réquisitoire évoque Gérard Ntashamaje,
ancien
cadre du FPR, qui dit avoir appris que les militaires de
l’APR se servaient des
convois de bois de chauffage pour faire entrer au CND du
matériel lourd. Les
difficultés de transporter clandestinement des hommes et des
armes évoquées
dans le réquisitoire sont une nouvelle fois essentiellement
reprises du rapport
Mutsinzi. Trois témoins cités par le
réquisitoire relatent que les missiles ont
été entreposés avant
l’attentat dans la maison de la famille Munyankindi
à Ndera, non loin de
Masaka. La sortie du CND du commando n’était pas
difficile. Marchal relate
comment, malgré ses consignes, les hommes du FPR entraient
et sortaient sans
contrôle réel et fait état de
« différentes brèches dans la
clôture du
CND ».[21]
Les
auteurs de
l’attentat
Dans
le
réquisitoire, sept témoins ayant donné
des précisions sur l’identité des
membres du commando citent les noms suivants : Franck Nziza,
Eric
Hakizimana, Karegeya, Didier (Mazimpaka), Patiano (Ntambara) et Bosco
Ndayisaba. Franck Nziza est cité par tous les
témoins comme l’un des tireurs,
Eric Hakizimana l’est par trois témoins. Quatre
témoins citent Didier Mazimpaka
comme chauffeur. Patiano n’est mentionné que deux
fois. De même, deux témoins entendus
tardivement dans la procédure mentionnent Nziza et
Hakizimana, un autre ne cite
que Nziza. Par ailleurs, le rapport secret de
l’équipe enquêtes spéciales
du
TPIR cité antérieurement mentionne Nziza comme
tireur, Didier Mazimpaka comme
chauffeur et Bosco Ndayisaba comme celui qui a caché les
missiles dans la
maison d’un membre de sa famille. L’accumulation de
ces données désigne donc
incontestablement au moins Franck Nziza comme un des tireurs, ce qui
est
confirmé par une anecdote mentionnée dans le
réquisitoire : lors d’une
célébration à Matimba
le 1eroctobre
2000, des chants avaient été
entonnés pour remercier le président Kagame
d’avoir promu un des soldats ayant abattu l’avion.
L’on sait d’autres sources
que les chants avaient été interrompus lorsque
tombait le nom de Nziza.
Si
certains
témoins précisent les noms des membres du
commando, diverses sources citées
dans le réquisitoire mentionnent plus
généralement le FPR comme auteur de
l’attaque. Ainsi, Sixbert Musangamfura[22]affirme que
plusieurs sources au sein
du FPR lui ont dit que le FPR avait commis
l’attentat ; Emmanuel
Habyarimana[23]relate que « plusieurs officiers du
DMI (Directorate of
Military Intelligence) avaient ouvertement manifesté leur
fierté d’avoir abattu
l’avion » ; Balthazar
Ndengeyinka[24]dit que certains militaires de
l’APR ne cachaient pas être à
l’origine de l’attentat. Considérant les
positions que ces trois témoins ont exercées dans
le régime du FPR après le
génocide, il n’est pas étonnant
qu’ils aient pu bénéficier de ces
confidences.
Un autre élément mettant en cause le FPR
mentionné brièvement dans le
réquisitoire est la rapidité avec laquelle il a
entamé son offensive générale
après l’attentat. Nous savons en effet
qu’elle a commencé tôt le matin du 7
avril[25], ce qui suggère évidemment que
l’APR était préparée
à attaquer.
Je
ne
m’attarderai que sommairement sur la question de la
décision, au sommet de
l’APR, de commettre l’attentat. Plusieurs
témoins évoquent des réunions au
quartier général du FPR à Mulindi au
cours desquelles la décision d’abattre
l’avion a été prise. La
décision finale semble avoir été prise
lors d’une
réunion en février ou mars (deux
témoins citent le 30 ou le 31 mars 1994). La
liste des présences diffère d’un
témoin à l’autre, mais trois noms
apparaissent
dans quatre témoignages : Paul Kagame, Faustin
Kayumba Nyamwasa et James
Kabarebe. Deux témoins disent qu’Hubert Kamugisha
les a informés de la mise en
œuvre du projet. Il se peut que les différences
concernant le nom des personnes
présentes soient dues au fait qu’il y a eu
plusieurs réunions, et de toute
façon la liste des présences est relativement peu
importante. En effet,
connaissant le fonctionnement du FPR/APR une décision de
cette ampleur n’aurait
pas pu être prise par un subalterne ; elle
l’a été au plus haut niveau,
c’est-à-dire par Paul
Kagame lui-même.
Les
doutes du
procureur
Jusqu’à
la page
64 du réquisitoire, les constats sont clairs :
malgré des incertitudes sur
quelques points, le FPR est désigné comme
l’auteur de l’attentat. Ensuite, les
doutes s’installent. Que les mis en examen nient tout en bloc
sans la moindre
concession (pp. 65-72) n’est pas étonnant, mais le
procureur examine ensuite
« l’affaiblissement des charges
réunies à l’encontre des personnes
mises
en examen et les dernières
investigations ».
Le
procureur
évoque d’abord le rapport d’expertise
balistique dont j’ai parlé
antérieurement. Il passe ensuite en revue la
fiabilité des principaux témoins.
Il y a de la part d’Emmanuel Ruzigana une
rétractation totale formulée le 30
novembre 2006, quelques jours après
l’émission de l’ordonnance de
soit-communiqué du juge Bruguière qui a
lancé neuf mandats d’arrêt. Cependant,
la rétractation est elle-même douteuse. Ruzigana
ment sur plusieurs points,
notamment sur son
« interpellation » à
l’aéroport, qui ne semble pas
avoir eu lieu, et sur le fait que d’après lui son
audition du 29 mars 2004 a
été
« falsifiée », alors
qu’une expertise montre que c’est bien sa
signature qui se trouve en bas du document. Le procureur ne se pose pas
la question
ni des raisons ni de l’honnêteté de
cette rétractation, alors qu’un autre
témoin qui s’est un moment
rétracté explique pourquoi il l’a fait.
En
effet, Abdul
Ruzibiza, entendu en juillet 2003, affirme le 13 novembre 2008,
quelques jours
après l’arrestation de Rose Kabuye,
qu’il a « tout
inventé » au sujet
de l’attentat. De nouveau entendu le 15 juin 2010, il revient
sur certaines de
ces déclarations, admettant notamment qu’il
n’a pas toujours été témoin
oculaire, mais confirme les faits relatés, qu’il
dit tenir de témoins directs
ou de sources indirectes. Revenant sur sa rétractation, il
dit avoir voulu
protéger sa sécurité personnelle et
celle d’autres témoins. A
nouveau, le procureur ne tire pas de conclusions, et notamment ne pose
pas la
question de la force probante ou non des déclarations du
témoin.
Le
6 juillet
2011, la défense produit quatre témoignages
rédigés en mars 2001 affirmant
qu’Innocent Marara et Evariste Musoni
n’étaient pas encore membres de l’APR en
avril 1994 et qu’en conséquence, ils
n’avaient pas pu être témoins des faits
qu’ils disaient avoir constatés. Cependant, ces
quatre témoins ne semblent pas
avoir été entendus par l’instruction et
ce serait donc sur la foi de la défense
que le procureur prend en compte ces témoignages.
Même en admettant les
témoignages produits par la défense, Marara et
Musoni relatent également des
faits qui se sont produits après leur supposée
entrée à l’APR. Marara affirme
que, fin décembre 1994 ou début janvier 1995, il
a recueilli les confidences de
Franck Nziza, qui avait reconnu sa participation à
l’attentat, précisant que le
premier tir avait raté sa cible et qu’il avait
personnellement réussi à toucher
l’avion avec un second missile. Quant à lui,
Musoni déclare que,
« beaucoup plus tard, Mutayega Nyakarundi lui avait
confié que trois
militaires du haut-commandement avaient participé
à l’attentat et qu’il
s’agissait de Franck Nziza, de Bosco Ndayisaba et du
‘sergent Didier’ ».
Ici comme dans les cas précédents, le procureur
semble estimer que ces témoignages
sont viciés dans leur ensemble.
Relevons
enfin
que deux autres témoins dits
« directs », Albert
Mudenge et Aloys Ruyenzi, ne sont mis en cause
d’aucune
façon, mais le procureur semble les avoir
évacués comme les autres, alors
qu’à
première vue leurs témoignages doivent
être considérés.[26]
Conclusion
Le
réquisitoire
conclut que « les incertitudes restent
nombreuses ». Le procureur dit
que « la découverte de deux
lance-missiles SA-16 ayant transité par
l’armée ougandaise n’a pu que constituer
un indice tendant à désigner le FPR comme
responsable de cet attentat » et qu’il
« est même impossible de dire
si ces dispositifs étaient fonctionnels ou s’ils
avaient déjà été
utilisés » (p. 91). La
façon dont le procureur évacue cette piste est
étonnante, alors qu’il s’agit
d’une donnée matérielle de grande
importance.
Le procureur semble admettre que les missiles provenaient de stocks
ougandais.
Considérant les liens de l’APR avec
l’armée ougandaise et les preuves que
celle-ci a fourni des missiles sol-air de type SA-16 à
l’APR, il ne s’agit pas « que
d’un indice » mais d’une
preuve.
Par ailleurs, les missiles ont bel et bien été
utilisés, puisque les lanceurs
ont été retrouvés vides. Le constat du
procureur que « toutes les
personnes mises en cause rejettent la détention (par
l’APR) de missiles
anti-aériens »
(p. 92) ne saurait constituer un argument, puisqu’il est
évident que les mis en
examen nient les faits qui leur sont reprochés.
Le
réquisitoire
mène à une situation paradoxale. Si, comme le
procureur le suggère, il n’est
pas prouvé que les missiles étaient en possession
de l’APR et qu’ils ont été
tirés depuis un endroit inaccessible à
l’APR, qui a
commis
l’attentat ?
Il n’exploite nulle part la piste des FAR
ou des extrémistes
hutu, sans doute parce qu’aucun
indice
ne les désigne. Sur ce point, il ne suit pas le
comité Mutsinzi qui avait
conclu à leur culpabilité. On est donc
confronté à un crime
sans auteurs, conclusion désolante
après vingt ans
d’enquêtes.
Le
procureur
conclut, à juste titre, que le doute doit profiter aux mis
en examen. Mais le
doute de l’un n’est pas celui de l’autre,
et la manière appropriée pour
résoudre cette contradiction est
le
débat contradictoire devant une cour de justice.
Si, pour des raisons que
l’on peut comprendre, le procureur ne souhaitait pas inculper
les commanditaires,
il aurait pu suivre une démarche raisonnable pour mener ce
débat par la mise en
accusation devant la cour d’assises au moins de Franck Nziza, sur lequel convergent tous
les éléments du dossier,
du chef d’assassinats en relation avec une entreprise
terroriste.
Filip Reyntjens
Professeur
émérite à
l’Université d’Anvers