24 MARS 1957 : LE
MANIFESTE DES BAHUTU.
Par F. RUDAKEMWA
« Plus on connaitra l’Histoire, plus le ressentiment
s’effacera » (Marc Ferro)
« La
note sur l’aspect social du problème racial indigène » dit « Manifeste
des Bahutu » est l’un de ces documents d’une valeur historique
inestimable que personne ne devrait ni commenter, ni interpréter, et encore
moins résumer sans courir le risque de les appauvrir.
Tous devraient plutôt le lire, quitte à participer à un
débat qui serait structuré comme suit :
1° Le contexte du document, 2° L’auteur et le destinataire, 3° Les réactions
qu’il a suscitées à l’époque, 4° Les réactions que sa lecture suscite
aujourd’hui. Le lecteur intéressé peut le trouver dans :
·
Rétrospective, le problème rwandais (1957/1962). Série 1 – Les
acteurs nationaux, Dossier 3 : le PARMEHUTU, Inventaire et publication
par “Synergies africaines en Belgique”, Bruxelles, pp. 1-9.
· Rwanda
politique, documents présentés par F. Nkundabagenzi, C.R.I.S.P., Bruxelles, 1962, pp. 20-29.
Cette compilation de F. Nkundabagenzi a l’avantage de publier dans les pages
directement suivantes des interventions jusqu’ici peu connues du public, qui
abondent dans le sens du manifeste et l’explicitent en quelque sorte. Il s’agit
des écrits d’Aloys Munyangaju,
alors haut cadre du parti APROSOMA (Association pour la promotion sociale de la
masse) et de Gaspard Cyimana, alors étudiant à
l’université catholique de Louvain et futur jeune ministre des finances et de
l’économie dans le premier gouvernement du Rwanda indépendant. Les écrits d’Aloys Munyangaju
s’intitulent : “Commentaire au manifeste des Bahutu”
et “Aspects des problèmes importants au Rwanda-Burundi”.
Ceux de Gaspard Cyimana portent comme titres : “Plaidoyer
pour le menu peuple au Rwanda-Burundi” et “Préalables
à l’indépendance du Rwanda-Burundi”.
I°. Le
contexte du document
En 1952, la tutelle belge annonce
la préparation d’un plan décennal de développement du Rwanda-Urundi
en vue d’une indépendance qui pourrait survenir à plus ou moins longue
échéance. Au Rwanda, une élite hutu déjà existante
élève la voie pour dire que le développement ne devrait pas se limiter au seul
aspect matériel, infrastructure et économique, mais qu’il devrait couvrir aussi
l’aspect social et politique. C’est-à-dire qu’il fallait plus de justice
sociale et de démocratie dans la gestion du patrimoine commun. Ils
aiguillonnent le problème dans certains périodiques comme :
· Kinyamateka de la mission catholique.
· L’Ami des anciens
du séminaire.
· Kurerera Imana (éduquer
pour Dieu –ou à la place de Dieu-) des moniteurs.
· Ijwi rya Rubanda Rugufi (La Voix du
Menu Peuple) édité à Astrida (Butare).
· SOMA
(Lis) édité à Cyangugu.
Dans les pays limitrophes, la presse si florissante au
Rwanda était relayée par deux journaux publiés en français :
· Presse
Africaine, édité à Constermansville (actuelle
Bukavu), et
· Temps
Nouveaux d’Afrique édité à Bujumbura.
“Si une seule personne rêve, son rêve n’est rien d’autre qu’un rêve ; si par contre plusieurs personnes rêvent ensemble, nous sommes alors à l’aube d’une nouvelle réalité” disait Mgr Helder Camara.
Tandis que la
plupart des missionnaires et des agents coloniaux étaient attentifs à cet éveil
des mentalités, la plupart des membres de l’oligarchie féodo-monarchique tutsi n’y prêtaient aucune
attention. « Les meilleures protestations, disaient-ils, n’empêchent
pas à la vie de poursuivre son cours ». Après tout, « Les
chiens aboient et la caravane passe ». Ils étalaient ce mépris dans “Servir”,
périodique des “Indatwa” (“nobles” ou “motifs
de fierté, d’orgueil”, fils de la noblesse formés au groupe scolaire d’Astrida, établissement secondaire réservé à eux seuls et
comprenant cinq sections : agronomie, administration, secrétariat, art
vétérinaire, médecine humaine (assistants médicaux).
Quand nos
aristocrates se rendirent compte que le mépris, le dédain et l’arrogance ne
suffisaient pas à faire taire les manants, ils commencèrent à recourir à
l’intimidation dans les faits et par des écrits. C’est en réponse à l’un de ces
écrits intitulé « Mise au point » émanant du noyau dur du
conseil supérieur du pays (C.S.P) qu’un groupe de
neuf leaders Bahutu produisit « La note sur
l’aspect social du problème racial indigène » à laquelle la presse donna
le nom de « Manifeste des Bahutu ».
C’était une façon dire que la « Mise au point » était quant à
lui un « Manifeste des Batutsi ». Le
combat commençait à se dérouler à visières levées et à visages découverts.
II. Le contenu du
manifeste
Le document est composé d’une
introduction, de trois chapitres et d’une conclusion.
· L’introduction
montre combien “il ne servirait… à rien de durable de solutionner le
problème mututsi-belge si on laisse le problème muhutu-mututsi”, que les autorités traditionnelles
cherchent à occulter.
· Le
premier chapitre réfute les objections avancées en général dans la société
rwandaise pour freiner la promotion des Bahutu. Le
plus abject de ces prétextes est leur infériorité naturelle et leur incapacité
innée à assumer des responsabilités.
· Au second chapitre, les auteurs expliquent en
un “en quoi consiste le problème racial indigène”. Il se résume en un
quadruple monopole : politique, économique, social et culturel. Ce monopole,
disent-ils, est à l’origine des autres abus dont se lamente la population, à
savoir : le travail servile, les exactions, les spoliations et les concussions.
· En
un troisième chapitre, le plus long (la moitié du document), les auteurs
proposent des solutions immédiates touchant à tous les domaines ci-haut évoqués.
· La
conclusion consiste évidemment à demander à la tutelle belge et à
l’autorité indigène de prêter toute l’attention voulue aux revendications
exprimées dans le document.
Le style du document est modéré,
pondéré et digne des revendications qu’il exprime. Il tranche nettement avec
celui employé par les auteurs de la « Mise au point », trop
sûrs d’eux-mêmes, menaçants et arrogants. A la fin de la lettre qui accompagne
le document, les auteurs disent : “Nous aurions pu trouver pour cette note
plus d’un million de signatures, mais nous pensons qu’une manifestation
de ce genre n’est pas nécessaire, du moins pour le moment”.
III. L’auteur et le
destinataire du document
Les auteurs du document sont
ceux-là mêmes qui l’ont signé, à savoir : Maximilien Niyonzima,
Grégoire Kayibanda, Claver Ndahayo,
Isidore Nzeyimana, Calliope Mulindahabi,
Godefroid Sentama, Sylvestre Munyambonera,
Joseph Sibomana et Joseph Habyarimana Gitera. Accompagnée d’une lettre de transmission, le
document est officiellement adressé au Gouverneur du Rwanda-Urundi
pour qu’il veuille bien tenir compte de l’urgence des problèmes qui y étaient
exposés, ainsi que de la volonté constructive qui l’inspirait. Une copie fut
envoyée au Conseil supérieur du pays (C.S.P) afin que
celui-ci pût en débattre.
« À son arrivée au Rwanda
en septembre 1957, la Commission de visite des Nations Unies reçut à la fois la
Mise au Point et son antidote, le Manifeste des Bahutu.
Les auteurs de ce document remportaient ainsi un premier succès inattendu : le
problème hutu-tutsi entrait à l’ordre du jour au
niveau international. Il était désormais impossible de l’ignorer ou de
l’escamoter. Les leaders hutu devenaient des interlocuteurs incontournables
au même titre que les autres institutions existantes : monarchie, pouvoir de
tutelle, Eglise. Leur popularité croissait chaque jour ». RUDAKEMWA
F., L’évangélisation du Rwanda 1900-1959, L’Harmattan,
Paris, 2005, p. 306.
IV. Les réactions qu’il
a suscitées à l’époque
Il n’y a aucune catégorie socioprofessionnelle dont on puisse dire que tous ses membres ont adhéré en bloc à la cause des Bahutu. Le Haut Représentant de la Belgique en la personne du gouverneur du Rwanda-Urundi, Mr. Jean Paul Harroy, y était favorable sans être contre la monarchie. Pour lui et pour les leaders Bahutu, la solution du problème résidait dans l’émergence d’une monarchie constitutionnelle. Certains agents coloniaux étaient du même avis. Convaincus néanmoins que les Bahutu n’avaient pas les moyens de leurs ambitions, ils préféraient pratiquer le réalisme politique, et donc porter de l’eau au moulin de l’aristocratie indigène (voir les débats de la session plénière du Conseil supérieur du pays de mai-juin 1958). D’autres, peu nombreux, par conservatisme ou pour des raisons sentimentales (relations extraconjugales avec des femmes tutsi ou des rapports homosexuels avec des Batutsi) étaient farouchement opposés aux revendications des Bahutu.
Les missions protestantes dans
leur ensemble, et surtout la mission anglicane, jalouses des immenses progrès
d’une mission catholique censée avoir des atomes crochus avec les Bahutu, soutenaient l’oligarchie tutsi.
Une distinction s’impose au sein de la mission catholique. Son clergé
comprenait :
· Des
missionnaires expatriés. Pères Blancs en majorité, ils étaient pour la plupart
favorables à l’avènement d’une ère de plus de justice et de démocratie dans la
société rwandaise.
· Le
clergé indigène. A quelques exceptions près, les prêtres Bahutu
étaient favorables à un changement pacifique de la situation. Certains prêtres Batutsi comme Mgr Aloys Bigirumwami (noble parmi les nobles), les Abbés Alexis Kagame (confident du roi Rudahigwa
et précepteur du prince héritier Ndahindurwa) et
Stanislas Bushayija (membre du C.S.P)
étaient au départ modérés. D’autres prêtres Batutsi,
c’est le cas de le dire, étaient vraiment extrémistes, au même titre que les
membres du noyau dur du C.S.P dont nous allons
parler au paragraphe suivant.
· Les Frères Joséphites et les Sœurs Benebikira, presque tous de l’ethnie des Batutsi, accueillaient mal tout ce qui ressemblait à un changement du statu quo sociopolitique traditionnel.
Le C.S.P,
le milieu de la cour et de la noblesse comprenaient des éléments clairvoyants
comme Alexis Karekezi de Kabuye
(près de Kigali), Prosper Bwanakweri (chef du Kabagari, puis de Kibuye où il
alla par mutation disciplinaire pour divergences de vue et altercations avec le
roi Rudahigwa) qui comprenaient le bien fondé et la
justesse des revendications des Bahutu. A côté de ces
colombes, il y avait des faucons qui se disaient « nationalistes »,
mais d’un « nationalisme » qui n’avait rien à envier à celui des
Nazis de Hitler. Leur idéologie se trouve dans divers écrits comme le manifeste
de l’UNAR (Union nationale Rwandaise) et divers
autres communiqués du parti, mais aussi et surtout dans les deux fameuses
lettres des grands serviteurs de la cour au C.S.P
datées respectivement du 17 et du 18 mai 1958. Ce sont ces faucons qui
donneront une tournure violente à la marche du Rwanda vers la démocratie et l’indépendance.
Ce sont eux qui, s’étant donné le nom d’Inyenzi,
mèneront des attaques terroristes aux frontières du territoire rwandais de 1960
à 1967, c’est leur idéologie qui fut à la base de l’attaque du Rwanda par le FPR-Inkotanyi à partir de l’Ouganda le 1 octobre 1990.
IV. Les réactions
que sa lecture suscite aujourd’hui
Le manifeste reste d’actualité. En effet, avec la victoire à
la Pyrrhus du FPR en juillet 1994 et la vengeance aveugle qui s’en est suivie jusqu’aujourd’hui,
le Rwanda a accompli un grand bond en arrière. En matière de paix sociale, de
justice et de démocratie, il est retombé en 1957 ou plus loin encore. Si
quelqu’un me demandait pourquoi je le pense ainsi, je le recommanderais de lire
deux de mes articles publiés sur le site www.musabyimana.be :
« Les mêmes causes produisent les mêmes effets » le
24.09.2007 et « Priorité n° 1 : régler leurs comptes aux Bahutu ? » le 9/12/2007. « La
note sur l’aspect social du problème racial indigène » garde
encore toute sa valeur et reste d’actualité.
Rome, le 20 mars 2008